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LES FEMMES POÈTES.

auxquelles elle me fait songer. Je m’imagine un pauvre jeune poète de province qui, sous les grands arbres de ses boulevarts solitaires, a lu Atala, René, les Orientales et les Méditations. Quel effet de saisissement et de vertige doit produire sur son cerveau cette pensée : Ceux dont la voix a franchi la distance pour l’enivrer, ceux qui ont plus fait pour le charme de ses promenades que la verdure et le ciel, ceux qui ont jeté plus de rêves et d’enchantemens dans sa vie que n’en jettent ses vingt ans, ceux-là existent quelque part ; ils sont revêtus d’une forme que ses yeux pourraient contempler. De quel désir de les voir le sein de notre poète sera-t-il rempli ! et si un jour il devenait l’ami de l’un d’eux, s’il pouvait pénétrer dans le secret d’une de ces merveilleuses intelligences qui créent des mondes comme l’intelligence divine, c’est une joie qu’il doit croire à peine son ame en état de contenir. Eh bien ! j’admets que des espérances dont il craignait de se bercer s’accomplissent ; je suppose qu’il aille à Paris (nous venons d’y voir Jasmin, qui, dans son charmant patois, jurait de ne jamais y mettre les pieds), je suppose qu’il aille à Paris et qu’il voie de près un de ces immortels génies dont l’éclat a illuminé sa paisible existence ; sera-t-il heureux ? Hélas ! je crains bien que non. Le plus probable est qu’il retournera dans son pays sceptique et railleur à l’endroit des dieux de sa jeunesse.

Il y a deux façons de perdre ses illusions à l’égard des grands hommes : l’une d’elles, peut-être est-ce la plus ordinaire, c’est de reconnaître quelle affreuse plaie creusent presque toujours en eux l’égoïsme et l’orgueil ; l’autre, je crois qu’elle est de beaucoup la plus triste, c’est de s’apercevoir que peu à peu, sans qu’ils se soient rendus coupables envers nous, notre cœur s’émousse en leur présence et ne reçoit plus les émotions dont ils le remplissaient jadis. C’est de cette seconde manière surtout qu’il faut se défier. On se laisse entraîner à se moquer du culte légitime qu’on avait voué à quelques grandes gloires, comme on se laisse entraîner trop souvent aussi à se railler sur quelque noble et pur amour. C’est là un grand malheur. Gardons aussi long-temps que possible nos enthousiasmes de jeunesse. Ne soyons pas honteux des bons sentimens qui nous ont inspiré de mauvais vers. Les strophes boiteuses que nous avons adressées à dix-huit ans au poète qui a fait couler sur nos joues d’heureuses larmes, sont aussi sacrées que l’ardente et généreuse lettre envoyée, avec toute la sublime témérité du premier amour, à celle qui, sans même s’en douter, a mis la flamme en notre cœur. S’il faut qu’il arrive une époque où le génie nous intéresse aussi peu que la beauté, où le