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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/719

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LA DIVINE COMÉDIE AVANT DANTE.

les légions ailées se groupent pour représenter un aigle immense, symbole de la politique gibeline du poète, Trajan se trouve être une des cinq ames lumineuses qui forment le sourcil du gigantesque oiseau. Seulement Alighieri, qui, dans le Purgatoire, regarde ce fait comme le grand triomphe de saint Grégoire, « sua gran vittoria, » semble, dans le Paradis, laisser à Trajan lui-même l’honneur de son salut. Le poète est ici d’accord avec son maître, saint Thomas, qui, dans la Somme, admet cette étrange légende sur Trajan, et soutient que ce prince et ses pareils ne pouvaient être à jamais damnés ; c’est la seule fois peut-être où le poète, égaré par le théologien, se soit départi de sa rigueur orthodoxe.

Nous sommes au VIe siècle. De très anciens biographes de saint Macaire-Romain[1], qui vivait alors, racontent que trois moines orientaux, Théophile, Serge et Hygin, voulurent découvrir le point où le ciel et la terre se touchent, c’est-à-dire le paradis terrestre. Après avoir visité les saints lieux, ils traversent la Perse et entrent dans les Indes. Des Éthiopiens (telle est la géographie des agiographes) s’emparent d’eux et les jettent en une prison d’où les pèlerins ont enfin le bonheur de s’échapper. Ils parcourent alors la terre de Chanaan (c’est toujours la même exactitude), et arrivent en une contrée fleurie et printanière où ils trouvent des pygmées hauts d’une coudée, puis des dragons, des vipères, mille animaux épars sur des rochers. Alors un cerf, puis une colombe, viennent leur servir de guides et les mènent, à travers des solitudes ténébreuses, jusqu’à une haute colonne placée par Alexandre à l’extrémité de la terre. Après quarante jours de marche, ils traversent l’enfer. On y découvrait, ici un grand lac de soufre plein de serpens, là des figuiers sur lesquels une foule d’oiseaux criaient avec une voix humaine : « Pitié, pitié ! » et par-dessus ces clameurs dominait ce cri imposant : « C’est ici le lieu des châtimens. » Enfin les moines voyageurs parvinrent à l’extrémité de l’enfer, où veillaient quatre gardiens couronnés de pierreries et armés de palmes d’or. Après quarante jours encore de fatigue, sans autre aliment que l’eau, ils commencèrent à sentir une odeur parfumée, pleine de douceurs inconnues aux sens. Une contrée merveilleuse se révéla à leurs yeux, avec des teintes de neige et de pourpre, des ruisseaux de lait, des contours lumineux, des églises aux colonnes de cristal. Un jeûne de cent journées étant subi, ils purent se nourrir d’herbes blanches. Enfin la route les mena à l’entrée d’une caverne, où ils trouvèrent Macaire, qui, comme eux, était arrivé miraculeusement aux portes du paradis, gardées par le glaive du chérubin. Depuis cent années, le saint était là abîmé en prières. Instruits par cet exemple, les pèlerins abandonnèrent leur projet, et reprirent, en louant Dieu, le chemin de leur couvent.

Voilà la vision dans toute sa plénitude, dans toute son exaltation : aucune notion de temps ni de lien, les contes de l’âge d’or et les splendeurs des Mille et une Nuits mêlés aux aspirations de l’ascétisme, une sorte d’enivre-

  1. Surii, Vit. Sanct., 23 oct.