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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 32.djvu/884

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verte, et à cette table, sans cesse renouvelée, la foule trouvait une nourriture abondante, et ses amis une chère exquise et recherchée. Le soir, après le repas, des acteurs particuliers venaient jouer la comédie dans ses salons. Il avait plusieurs maisons, toutes bâties avec goût ; des habitations avec des parcs et des jardins délicieux dans les environs de la ville, et des bains au bord de la mer, où éclataient le marbre et le bronze. Il était joueur, mais joueur honnête et surtout prodigue ; il était grand chasseur, hôte magnifique ; il avait de nombreux cliens, et personne n’osait se faire son ennemi ; partout enfin dans sa ville, dans sa province, à Rome même on parlait de lui comme du plus généreux, du plus élégant et du plus distingué des hommes. Voilà, au IVe siècle, quel était l’homme influent, l’homme heureux ; voilà quel était Romanien[1].

Romanien avait un fils, Licent, qui aimait beaucoup les lettres, et surtout la poésie ; saint Augustin le prit avec lui, et fut son maître et son précepteur, croyant témoigner assez sa reconnaissance à Romanien, s’il amenait son fils à la sagesse, c’est-à-dire à la vraie religion[2] ; mais Licent, que son goût pour la poésie ramenait vers le paganisme, résistait à ses efforts. Saint Augustin, ayant quitté Milan après sa conversion, se retira dans une maison de campagne et emmena avec lui Licent et quelques amis. Cette maison de campagne, que lui avait prêtée Verecundus, un de ses amis de Milan, était située dans cette contrée mêlée de lacs et de collines qui est pour ainsi dire le premier étage des Alpes du côté de la Lombardie. C’est dans ces beaux lieux, pleins de la sérénité du soleil italien et de la verdure des vallées de la Suisse, que saint Augustin alla vivre pendant près d’un an avec Alype, le compagnon de ses études, de ses erreurs et de sa conversion, son frère Navigius, Trigece, son disciple, qui, las de la vanité des sciences, avait été les oublier pendant quelque temps dans la vie des camps, mais qui bientôt avait quitté les camps pour revenir à l’étude, plein d’une nouvelle ardeur, et qui aimait l’histoire comme s’il était déjà vieux[3] ; Licent, plus fou que jamais de poésie, car il se levait souvent de table avant la fin du

  1. Voir les traits de ce portrait dans le second chapitre du livre premier du Contra Academicos, t. i, p. 423.
  2. « Reddam tibi gratiam (dit-il à Romanien, Acad., liv. II, p. 444), filius tuus cœpit jam philosophari. »
  3. « Illum enim adolescentem (Trygetium) quasi ad detergendum fastidium disciplinarum aliquantum sibi usurpasset militia, ita nobis magnarum honestarumque artium ardentissimum edacissimumque restituit….. qui tanquam veteranus adamavit historiam. » (Contra Acad., lib. I, p. 424 ; De Ord., lib. I, p. 533.)