Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/612

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
606
REVUE DES DEUX MONDES.

n’avait pas été seule, puis s’esquiva d’un air mystérieux, sans avoir dit une parole.

Le frisson de la mort passa sur le cœur de la jeune fille. Elle pâlit et resta plusieurs minutes les yeux fixés avec terreur sur cette lettre qu’elle tenait sans oser l’ouvrir. Enfin elle brisa le cachet, déplia d’une main tremblante le papier qu’enfermait l’enveloppe, et lut d’un seul regard ces quelques lignes tracées à la hâte :


« J’ai dû m’éloigner sans vous voir ; mais je ne veux point partir sans vous envoyer l’éternel adieu. Votre vie sera belle, si le ciel, comme je l’en prie, ajoute ma part de bonheur à la vôtre ; puisse ainsi la destinée se racquitter envers moi, jeune amie ! Je vais reprendre le fardeau de mes jours ; mais il est une étoile que je verrai briller dans mes plus sombres nuits. Allez parfois vous asseoir sur le gazon qui couvre les restes de mon cher Albert : songez qu’il fut long-temps ce que j’aimai le mieux et le plus sur la terre. Quand le printemps émaillera les prés, cueillez quelques fleurs sur sa tombe et jetez-les une à une à la mer ; souvent mes yeux les chercheront et croiront les apercevoir dans le sillage de mon navire. Vous êtes jeune, vous m’oublierez sans doute : je voudrais vous laisser un gage qui me rappelât sans cesse à votre cœur ; mais les flots ne m’ont rien laissé, rien que cette petite relique. Portez-la, miss Jane, en souvenir de moi ; je l’ai bien souvent interrogée ; bien souvent, en la couvrant de mes baisers et de mes larmes, je lui ai demandé le secret de ma triste vie. Puisque je n’attends plus rien ici-bas, acceptez-la, c’est mon seul héritage. Il m’est doux de penser, en la détachant de mon col, que vous la suspendrez au vôtre.

« George. »


À cette lettre, était jointe une petite relique d’argent, suspendue à une chaîne de cheveux éraillés par le temps et par le frottement.

Élevée en toute liberté, nature franche et primitive, Jeanne ignorait la feinte et la dissimulation tout aussi bien que la résignation et la patience. Si chaste et si pure qu’elle ne soupçonnait même pas la réserve que les convenances imposent à la passion, elle devait, sous le coup d’une impression vraie, agir spontanément, sans réflexion, sans frein et sans entraves. Elle ne fit qu’un bond de sa chambre au salon.

Les trois Legoff s’y trouvaient encore réunis. Assis autour de