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LETTRES DE LA SESSION.

M. Guizot tenait ce langage, il se félicitait de posséder la majorité, et il avait raison ; mais quelle était la situation du cabinet ? Pour les combats de la tribune, il comptait dans ses rangs M. de Lamartine et M. Dufaure ; pour les scrutins, M. Dufaure et M. Passy lui avaient attiré un certain nombre de membres du centre gauche ; il en trouvait encore, comme je l’ai déjà dit, dans toutes les fractions de la chambre. Son propre parti était uni et marchait derrière lui comme un seul homme. Ces combinaisons n’étaient pas très solides, à dire vrai, et M. Guizot ne contenait cette majorité qu’à force d’adresse, de ménagement, et en éludant presque toutes les difficultés ; mais enfin elle existait. Les voix sont-elles encore partagées de la même façon ? Partis extrêmes, gauche, centre gauche, tout est aujourd’hui réuni contre le cabinet ; la division est entrée dans les rangs de ses amis. M. de Lamartine et M. Dufaure, dans des conditions et à des titres divers, l’attaquent à la tribune ; les affaires extérieures, qui, au 29 octobre, lui donnaient le plus de voix, sont celles qui lui en retirent le plus aujourd’hui. Alors il trouvait des appuis dans les partis opposés ; en ce moment il en a perdu, et des plus notables, dans son propre sein. La chambre est partagée par moitié ; plusieurs votes importans ont déjà ébranlé le cabinet. Est-ce là, je le demande à M. Guizot lui-même, une vraie majorité de gouvernement ? Celle que le cabinet espère ne sera-t-elle point, en supposant qu’il l’obtienne, « désunie et flottante ? » Ne trouvera-t-on plus « la confusion, la désunion, l’éparpillement des partis et des opinions, » que M. Guizot déclarait une mauvaise chose pour le gouvernement, pour l’honneur de la chambre, pour la dignité de nos institutions ?

Le cabinet du 29 octobre n’a donc point fondé une majorité constitutionnelle, et chacun sent qu’il est hors d’état de la composer aujourd’hui. C’est une œuvre laborieuse et que ne peut pas accomplir la main qui y a échoué une première fois. Un ministère qui sait se créer une majorité voit chaque jour s’accroître le nombre de ses adhérens ; c’est la marche opposée qu’a suivie le 29 octobre. Comment croire que son armée fasse des recrues quand les défections l’ont presque dispersée ? Ce n’est donc plus à lui que peut être confié le soin de reconstituer la majorité. Mais s’il était renversé, la chambre actuelle offrirait-elle les élémens de cette majorité, et un cabinet nouveau pourrait-il les rassembler et toucher enfin à ce terme de tant d’efforts successifs ? Je le crois, et je me bornerai à indiquer les raisons qui me donnent cette opinion.

Je n’ai pas besoin de dire que je repousse le système qui consiste à former une majorité par les conquêtes individuelles : honteuse ressource des pouvoirs qui, à défaut des principes, sollicitent et aiguisent les appétits cupides. Ce système n’a pas même le triste mérite du succès. L’intérêt retire bientôt les appuis qu’il a donnés. On sert un jour le ministère pour mériter ses faveurs, on le quitte le lendemain pour ressaisir une popularité perdue ; l’appât d’une place attire une voix, la jalousie et le dégoût en repoussent plusieurs. Par une heureuse combinaison, la politique des intérêts privés n’est pas seulement immorale, elle est encore vaine et inefficace.