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paraissent habitées, couvertes de culture ; on sent que cette population est assise aux bords du Gange, conme au bord d’un grand chemin, pour vivre de ceux qui passent. La plupart des villages échelonnés à droite et à gauche ressemblent aux tavernes qui tentent et invitent le voyageur à l’extrémité des faubourgs ; ce sont des bazars où les laboureurs viennent étaler leurs fruits, les ananas, les limons, les pamplemousses, les mangues, les bananes, tous les produits d’une terre fertile et forte où l’homme seul paraît déchu et languissant. D’autres hameaux appartiennent à des gens moitié agriculteur, moitié marins ; durant la belle saison ils naviguent dans le golfe, de Balassore à Chittagong, du Pegou à Madras ; quand le premier nuage annonce la mousson et ses brises violentes, ils rentrent au gîte, halent sur la prairie leurs navires désemparés, bricks et sloops, les rangent symétriquement comme des chariots, et les abandonnent pendant quatre mois aux corbeaux qui nichent sur les hunes. Cette habitude de revenir à la manière des oiseaux au même point, et de désarmer à l’époque des gros temps, commune aux anciens peuples navigateurs de l’Orient, les Arabes, les Persans, les Birmans, les Hindous, les Chinois et les Japonais, n’a-t-elle pas été un obstacle aux voyages de découverte, aux perfectionnemens de l’art nautique, dont ces diverses nations possédaient plus ou moins les élémens essentiels ? ne constate-t-elle pas ce besoin de repos inconnu à l’infatigable Occident, ce quiétisme représenté par la sieste de chaque jour et la morte saison de chaque année ? À bord de la chaloupe qui suit le navire, les Bengalis, pauvres rameurs, vivent avec autant d’ordre, je dirais presque de discipline, que les religieux des couvens les mieux organisés. À huit heures, après les ablutions, chaque marin trouve sur son banc, près de son aviron, le riz éclatant de blancheur dressé sur un plat de cuivre aussi brillant que les caronades d’une corvette. Après le repas, seconde ablution ; le narguilé circule à la ronde, et ce repos est accompagné d’une conversation à laquelle ne se mêlent guère les grossières interjections, les interpellations brutales, si fréquentes dans la bouche des matelots européens.

Sous cette résignation, qui doit être le caractère extérieur d’un peuple divisé par castes, l’Hindou cache un esprit actif, souple, persévérant surtout ; voué par sa naissance à une condition dont il ne peut ni ne veut sortir, chaque homme s’efforce au moins de tirer le meilleur parti du métier qu’il exerce. Le navire signalé d’avance par le sémaphore devient immédiatement le point de mire d’une foule de petits industriels qui s’élancent à sa rencontre. En vain dé-