Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/628

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
622
REVUE DES DEUX MONDES.

raient trop les moustiques par la fraîcheur de leur feuillage. La cigogne (argala) à tête chauve s’élance des plus hauts toits de la ville, du sommet des pagodes, et vient s’abattre dans les allées de ce jardin silencieux, qu’elle parcourt attentivement d’un pas mesuré, le bec incliné vers le gazon, cherchant sur le sol humide de rosée sa pâture du matin. Le mali (jardinier), après avoir salué les quatre points cardinaux, descend vers le Gange par un large escalier, pour y faire ses ablutions, et s’en va de bosquets en bosquets, côte à côte avec la cigogne familière, cueillir les fleurs qu’il place en bouquets dans les vases de Chine posés sur la table du salon, afin de réjouir l’œil du maître. Les fenêtres s’ouvrent, l’air pur du matin circule dans les chambres spacieuses, et toute la famille éveillée s’empresse de se répandre au dehors avant que le soleil force chacun à rentrer ; il se fait autour des galeries un grand mouvement de serviteurs. La calèche emporte les ladyes, toujours un peu romanesques, vers des sites choisis qu’elles rapporteront un jour en Angleterre, dûment esquissés sur l’album ; les jeunes gens, déjà en selle, s’élancent à travers les chemins au grand trot, car le galop et le pas sont des allures naturelles au cheval trop peu en harmonie avec la raideur du cavalier anglais ; l’enfant de trois ans chevauche au milieu des allées sur un petit poney birman, soutenu par son laquais et sa gouvernante, heureux petit prince que l’on berce et que l’on baigne comme les chahazadas (fils de roi) des contes persans. Quand les maîtres ont pris leur essor, une porte dérobée laisse passer à son tour le dog-boy (le valet de chiens), qui va promener tristement au bout d’un faisceau de cordes une meute variée, depuis le bull-dog, assez courageux pour se battre chaque nuit contre les chakals, jusqu’au roquet, dont le rôle est de débarrasser la maison des rats musqués qui l’infestent. Mais ces instans de trêve que laissent à l’Européen la chaleur et les affaires sont vite écoulés ; le seigneur de cette magnifique villa songe surtout au moment où il la quittera pour retourner dans les brouillards de son île, car on n’habite guère l’Inde par goût, par plaisir, et vers dix heures, tous ces heureux mortels reprennent leurs travaux, reparaissent au comptoir, au conseil, sur le siége du juge, dans le cabinet du gouverneur, pour administrer les cent millions de sujets que la conquête a confiés à leurs soins.

Calcutta occupe le long du Gange un espace de deux lieues, et renferme avec ses faubourgs une population qu’on peut, sans exagérer, évaluer à plus d’un million, en fixant à six cent mille le