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ÉCRIVAINS MORALISTES DE LA FRANCE.

Lorsque M. de Ségur rentra dans sa patrie après cinq années d’absence, la révolution de 89 venait d’éclater : un autre ordre d’évènemens et de conjonctures s’ouvrait au milieu de bien des espérances déjà compromises et de bien des craintes déjà justifiées. Pour la plupart des hommes de la période précédente, les rêves éblouissans allaient s’évanouir ; les rivages d’Utopie et d’Atlantide s’enfuyaient à l’horizon ; les voyages en Crimée étaient terminés. Les Mémoires de M. de Ségur finissent là aussi, comme s’il avait voulu les clore sur les derniers souvenirs de sa belle et vive jeunesse. Son rôle pourtant en ces années agitées ne fut pas inactif ; il suivit honorablement la ligne constitutionnelle où plusieurs de ses amis le précédaient. Nommé au mois d’avril 91 ambassadeur extraordinaire à Rome en remplacement du cardinal de Bernis, la querelle flagrante avec le Saint-Siége l’empêcha de se rendre à sa destination. Il refusa bientôt le ministère des affaires étrangères qui lui fut offert à la sortie de M. de Montmorin ; mais il accepta de la part de Louis XVI une mission particulière à Berlin auprès du roi Frédéric-Guillaume. Il ne s’agissait de rien moins qu’après les conférenes de Pilnitz, de détacher doucement le monarque prussien de l’alliance autrichienne, et de le détourner de la guerre. Dans un intéressant ouvrage publié en 1801 sur les dix années de règne de Frédéric-Guillaume, M. de Ségur a touché les circonstances de cette négociation délicate où il crut pouvoir se flatter, un très court moment, d’avoir réussi. Les Mémoires d’un Homme d’État sont venus depuis éclairer d’un jour nouveau et par le côté étranger toute cette portion long-temps voilée de la politique européenne ; les mille causes qui déjouèrent la diplomatie de M. de Ségur, et qui auraient fait échouer tout autre en sa place, y sont parfaitement définies[1].Le moment était arrivé où, dans ce déchaînement de passions violentes et de préventions aveugles, il n’y avait certes aucun déshonneur pour les hommes sages, pour les esprits modérés, à se sentir inhabiles et impuissans.

Les évènemens se précipitaient ; M. de Ségur et les siens demeurèrent attachés au sol de la France lorsqu’il n’était déjà plus qu’une arène embrasée. Son père le maréchal fut incarcéré à la Force, et lui détenu avec sa famille dans une maison de campagne à Châtenay, celle même où l’on dit qu’est né Voltaire. Le volume intitulé Recueil de Famille nous le montre, en ces années de ruine, plein de

  1. Mémoires tirés des papiers d’un Homme d’État, tom. I, pag. 180-194.