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cesse les ennuis de la route, en lui récitant des poèmes dont il est l’auteur. Feramorz réussit si bien à distraire la royale fiancée, que, arrivée à Cachemire, la seule idée d’y trouver son futur époux lui cause un chagrin mortel. Pâle et abattue, Lalla Rookh va au devant du jeune roi, et lorsque, émue par le son d’une voix bien connue, elle relève sa tête mélancolique pour mieux voir celui qui lui parle et lui offre un trône, elle tombe sans connaissance à ses pieds. Dans Aliris, la fille d’Aurungzèbe reconnaît Feramorz, le beau jeune homme qu’elle aime : dénouement quelque peu occidental à ce que l’on voit, et qui trahit son origine. En revanche, les détails brodés sur ce canevas romanesque sont dignes du Touti-Nameh, et sauf une individualité trop prononcée donnée aux caractères féminins, une certaine inquiétude rêveuse trop souvent décelée, et qui parfois flotte comme une vapeur nébuleuse sur les horizons si clairs et si accusés de la nature orientale, sauf ces petites marques traîtresses, cet accent étranger, la narration en prose de Lalla Rookh pourrait à bon droit réclamer une paternité persane ou hindoue.

Mais c’est par les quatre récits de Feramorz qu’il faut juger l’œuvre, et pour tous ceux qui ont appris à connaître l’Orient autre part que dans les poèmes et les romans faits à son image en Europe, il doit être évident que les trois premiers chants de Lalla Rookh appartiennent à l’école romantique, et se rattachent au génie occidental. L’amour individuel et romanesque avec tous ses combats, ses inquiétudes et ses sacrifices, l’amour de tête, qui remplit les pages du premier et du troisième récit, ainsi que la morale sentimentale contenue dans le Paradis et la Péri, ressemblent aussi peu aux produits de la nature orientale que les Vergissmeinnicht et les bouleaux. René et Werther y ont plus de part que Mejnoun et Ferdousi. Non-seulement l’intervention constante du poète dans son œuvre, mais les passions qu’il dépeint, les raisonnemens dont il se sert, l’action incessante de la conscience personnelle qu’il n’a garde d’oublier, tout cela accuse une origine européenne, plus encore, chrétienne. L’ame, l’essence du poème entier, est occidentale, romantique, sentimentale. D’un autre côté, l’enveloppe extérieure, le corps de cette ame, se pare de toutes les couleurs, de tous les rayons de l’Asie, et, sous ce point de vue, le poème de Moore nous apparaît comme une espèce de bal travesti. Dans un théâtre dont les brillans décors imitent à s’y méprendre les jardins de Delhi ou les mosquées d’Iran, erre une foule étincelante des riches costumes d’Orient ; mais, sous les plis du caftan, battent des cœurs pleins des incertitudes, des