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REVUE DES DEUX MONDES.

N’est-ce pas un peu là l’histoire de ce héros de Sterne qui ne naît que vers la fin de l’ouvrage ? Au lieu d’aller droit son chemin et de pousser vivement sa ligne, M. Walckenaër s’amuse à considérer tout ce qu’il rencontre, à accoster et à suivre tous ceux qui se présentent à lui. C’est, si j’ose le dire, une flanerie perpétuelle, où le lecteur se laisse assez volontiers prendre. Seulement, quand le souvenir de Mme de Sévigné revient, cela taquine, et l’on saute des pages, bien des pages, souvent sans la rencontrer encore. Vous êtes dans un labyrinthe ; Ariane même n’y manque pas, mais une Ariane sans fil. Le plus souvent ce sont des éclaircissemens sous forme négative : Mme de Sévigné a été étrangère à ceci, Mme de Sévigné n’a pas pris part à cela, et c’est aussitôt un prétexte pour raconter au long la chose. Voilà la marquise qui se sauve aux Rochers ; on croit l’y accompagner, on croit y trouver des loisirs et chercher sous les ombrages « les feuilles qui chantent. » Pas le moins du monde, et M. Walckenaër va vous raconter sans pitié tout ce qui s’est fait en Europe pendant cette absence. On a là en détail les listes (et elles sont longues) des amans de Ninon et des maîtresses du grand roi. Enfin la régence, la fronde, le ministère de Mazarin, la jeunesse de Louis XIV, sont racontés avec leurs luttes, leurs intrigues, leur splendeur, leurs hontes même. En résumé, cette époque mélangée et bizarre offre tant d’appât à la curiosité, les faits laborieusement recueillis par M. Walckenaër sont souvent si curieux, que, tout en protestant contre l’intempérance de cette érudition discursive, on se trouve induit à la goûter, à s’y oublier. Le patient écrivain a fureté tous les recoins, dépisté toutes les curiosités, ouvert tous les pamphlets, recueilli tous les bruits de la ville et de la cour, et de tout cela il a composé un vaste répertoire que le hasard lui a fait ranger et étiqueter dans l’oratoire de Mme de Sévigné. — Pour conclure, on entreprend, avec M. Walckenaër, une excursion curieuse à travers le XVIIe siècle ; mais trop souvent on se retourne en vain pour chercher Euridice absente. Tous ceux qui auront pris part à ce voyage d’observation à travers le monde littéraire et politique de cette grande époque, demanderont à le continuer : le docte cicerone aurait mauvaise grace à se faire prier trop long-temps.

L’histoire littéraire tirera certainement profit de ces études diverses et de valeur bien inégale ; mais Mme de Sévigné, il faut le dire, reste son meilleur biographe à elle-même. Les poètes intéressent le public aux œuvres de leur imagination, les philosophes aux spéculations de leur esprit ; Mme de Sévigné a su exciter la sympathie en ne parlant que d’elle-même et des siens, non pas au public qui ne connaît tout cela que par indiscrétion, mais à ses amis, mais à sa famille. On cherchera toujours la vie de l’aimable écrivain bien plutôt dans sa correspondance que dans les histoires qu’on fera d’elle. Ses lettres sont faites pour vivre autant que la langue française. Tout le secret de son génie est dans ce simple mot d’elle : « Ce qui est faux ne dure pas. » Mme de Sévigné durera parce qu’elle est vraie.


Charles Labitte.