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DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE.

grevée d’une prime au profit des usuriers, son bénéfice s’amoindrit peu à peu jusqu’à ce que son capital ne soit plus qu’une valeur morte entre ses mains. C’est ainsi qu’aujourd’hui, suivant les calculs de M. Lavollée, une partie du capital engagé dans nos colonies ne rapporte même plus 1/2 pour 100.

On entrevoit dès-lors la véritable cause de l’opposition des colons à tous les projets d’affranchissement. Ce n’est pas la substitution du travail salarié au travail gratuit qui les inquiète ; peut-être tournerait-elle à leur avantage. Ce qui les épouvante, c’est la nécessité d’une liquidation générale, à l’inauguration d’un régime nouveau ; c’est la mise en vigueur de l’expropriation forcée qui déposséderait un tiers au moins des propriétaires en titre ; c’est la crainte de voir passer aux mains des créanciers l’indemnité promise par l’état pour le rachat des esclaves. En vain chercherait-on à persuader aux colons qu’ils sont, pour la plupart, à bout de leurs ressources, qu’une réforme industrielle est inévitable. Ils le savent, ils l’avouent. Mais la crise de transition doit être mortelle pour plusieurs, douloureuse pour tous, et ils préfèrent les souffrances du présent aux hasards de l’avenir. Ce qu’ils comprennent le mieux dans le nouveau sort qu’on leur propose, c’est qu’il faudrait renoncer aux habitudes innées de prodigalité et de nonchalance. Ces créanciers dont on ne s’effarouche guère aujourd’hui, on se les représente armés des rigueurs de la loi, franchissant les limites des habitations pour en chasser les possesseurs héréditaires. L’aristocratie blanche sent trembler sous elle ce sol que ses ancêtres ont fertilisé ; dans sa vague frayeur, elle se cramponne, en fermant les yeux, aux ruines d’un passé qui s’écroule. Toute innovation est de la philantropie, et tout philantrope est un brigand quand il n’est pas un sot.

L’inquiétude, l’irritabilité des colons, sont excusables ; mais cette disposition est très fâcheuse, pour eux-mêmes surtout. Au point où ils ont laissé venir les choses, un remaniement complet de la société coloniale leur offrirait du moins des chances de salut, et il nous semble que l’émancipation, conduite dans un esprit de bienveillance pour les propriétaires, présenterait une circonstance des plus favorables pour le succès d’une réforme économique. À la veille de la crise, quand ils devraient s’armer d’énergie et déployer leurs ressources, les colons ne songent qu’à recruter des avocats et à soulever des chicanes : ils font d’énormes sacrifices pour fausser les organes divers de la publicité, mais ils ne parviennent qu’à s’abuser eux-mêmes en essayant de dérouter l’opinion.

Les innombrables difficultés qu’on oppose se résument dans un seul problème : après l’affranchissement, et avec le travail libre, les noirs fourniront-ils encore la somme de travaux nécessaire pour la prospérité de nos colonies ? Chacun répond à cette question suivant ses intérêts ou ses sympathies ; chacun va puiser dans les résultats de l’expérience anglaise ses chiffres et ses argumens, et les statisticiens des deux partis ont trouvé moyen d’appuyer sur les mêmes bases des conclusions si formellement opposées, qu’on a peine à croire qu’il s’agisse des mêmes pays et des mêmes choses. Ce contraste n’est pas inexplicable. L’émancipation, opérée à la fois dans dix-neuf colo-