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UN HOMME SÉRIEUX.

tions, et craignait de blesser sa susceptibilité en prenant la parole ; elle garda donc le silence, mais d’un regard elle avertit sa nièce que tout allait bien.

— Henriette, dit M. Chevassu de son air le plus imposant, le premier devoir d’une fille envers son père est l’obéissance passive ; je vous l’ai dit et je vous le répète. Vous allez connaître ma volonté, et vous aurez à vous y soumettre. Pour plusieurs raisons dont je ne vous dois pas compte, j’ai changé d’avis au sujet du mariage que vous savez. Vous n’épouserez pas M. Dornier.

— Ah ! mon père, que vous me rendez heureusel s’écria la jeune fille, qui se jeta à son cou.

— Il ne s’agit pas de cela, reprit le député en essayant de se débarrasser de cette étreinte ; heureuse ou malheureuse, vous devez m’obéir. Ainsi ne croyez pas que ce soit votre révolte de l’autre jour qui ait changé ma résolution. En ceci comme en toutes choses, je n’ai consulté que ma raison et ma volonté, mon immuable volonté, poursuivit M. Chevassu, qui leva au plafond l’index de sa main droite, et le replongea énergiquement vers le parquet, comme s’il eût voulu y inscruster cette royale péroraison.

Avant que le père d’Henriette eût repris son attitude ordinaire, M. de Pontailly entra dans le salon. Le vieillard semblait éprouver une vive émotion ; sa démarche était brusque, sa respiration précipitée, et, au milieu de sa large figure presque aussi ardente qu’une comète, ses petits yeux étincelaient comme deux escarboucles.

— Bonjour, madame, votre serviteur très humble, monsieur Chevassu, dit-il d’un ton bref ; ma bonne Henriette, poursuivit-il en changeant d’accent, veux-tu me faire le plaisir, en attendant qu’on serve le déjeuner, d’aller mettre en ordre les journaux que tu trouveras sur mon bureau, et que je veux envoyer au relieur ?

La jeune fille sortit en jetant à son oncle un sourire de triomphe qu’il n’eut pas l’air de remarquer, tant était véhémente sa préoccupation.

— Eh bien ! monsieur le député, reprit le marquis avec une emphase sardonique lorsque sa nièce fut hors du salon ; où en sommes-nous ? Renversons-nous le ministère ? Déclarons-nous la guerre à l’Europe ? Opérons-nous la réforme électorale ?

— Voilà bien des questions à la fois, répondit M. Chevassu, qui ne comprit pas l’ironie de son beau-frère, car il n’eût jamais supposé qu’on pût parler légèrement de matières si graves ; pour répondre à vos demandes sans les confondre, je vous dirai d’abord que, si le