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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/25

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SUR LA SITUATION EN LITTÉRATURE.

l’on n’aurait voulu voir que le sourire, de juger cette fois sans flatter, sans dénigrer non plus, et après l’expérience décisive d’une seconde phase. Je me suis dit souvent qu’on ne connaissait bien un homme d’autrefois que lorsqu’on en possédait au moins deux portraits. Celui de jeunesse, bien qu’il passe plus vite et qu’il cesse en quelques printemps de ressembler, est pourtant très essentiel. Voyons un peu par nous-mêmes ce qui en est de nos contemporains et comme ils se transforment plus ou moins complètement sous nos yeux. Quand on ne connaît les gens, surtout ceux de sensibilité et d’imagination, qu’à partir d’un certain âge, et durant la seconde moitié de leur vie, on est loin de les connaître du tout comme les avait faits la nature : les doux tournent à l’aigre, les tendres deviennent bourrus ; on n’y comprendrait plus rien, si l’on n’avait pas le premier souvenir. Le portrait y supplée. Quel curieux portrait de Dante jeune on a retrouvé, il y a environ deux ans, à Florence ! C’est pur, doux, uni, presque souriant ; le dédain y perce, y percera bientôt, mais voilé d’abord sous la grace sévère :

Tu dell’ira maestro e del sorriso
Divo Alighier,
......

avait dit Manzoni[1]. Quand on ne connaissait Dante que par son vieux masque chagrin, on avait peine à y reconnaître ce maître du sourire. J’ai vu à Ferney un portrait de Voltaire qui avait alors à peu près quarante ans, mais dont l’œil velouté et encore tendre montrait tout ce qu’il avait dû avoir de charmant, tout ce qui allait disparaître et s’aiguiser, faute de mieux, dans le petit regard malicieux du vieillard. Les portraits de jeunesse, pour les écrivains, ont donc avec raison leur moment, leur charme unique et leur éclair même de vérité : ne nous en repentons pas, mais osons passer franchement aux seconds.

La première règle à se poser dans cette série recommençante serait de se garder de cette sorte de sévérité qui naît moins du fond des choses que du contraste et du désaccord entre les espérances exagérées et le résultat obtenu. Il faudrait souvent s’oublier soi-même et sa part d’illusions d’autrefois ; ne pas en vouloir aux autres d’avoir en mainte occasion déçu nos rêves, desquels, après tout, ils ne répondaient pas ; tâcher de les considérer, non plus avec un rayon

  1. Dans le petit poème d’Urania.