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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/251

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UN HOMME SÉRIEUX.

moi. La chère y est peu succulente : de l’eau sale fastueusement nommée bouillon maigre et une livre et demie de pain noir. Heureusement j’ai de l’argent, ce qui m’a permis d’élever mes prétentions jusqu’aux tranches d’épagneul que la cantine débite sous le titre de beefsteaks. Au milieu de mes souffrances, que je suis décidé à écrire aussitôt que je serai libre pour faire un pendant aux Prisons de Silvio Pellico, et cela formera une suite de feuilletons un peu palpitans d’intérêt pour le journal de ma tante ; au milieu de mes souffrances, dis-je, ce qui me chagrine le plus, c’est d’avoir entraîné dans mon désastre ce digne et excellent Dornier, que j’ai, pour ainsi dire, forcé de m’accompagner vendredi soir, et qui n’a pas même à se reprocher la ridicule curiosité dont je suis la victime. Son arrestation l’affecte d’autant plus, qu’il avait pour samedi matin un petit rendez-vous auquel un cas de force majeure pouvait seul le faire manquer. Il a lieu de craindre que son absence n’ait été mal interprétée ; s’il en est ainsi, je recommande, mon cher oncle, à votre loyauté chevaleresque la réputation de mon ami, qui se déchire les flancs comme un lion en cage à l’idée seule de pouvoir être soupçonné d’une action pusillanime. Je m’adresse à vous et non à mon père, que je crains de distraire de ses hautes occupations. Il n’y a en réalité aucune charge contre moi, ni contre Dornier, et à l’aide de vos toutes puissantes connaissances il vous sera facile de nous faire sortir tous deux du purgatoire anticipé où nous nous trouvons. C’est ce que m’a fait clairement comprendre l’espèce de commissaire de police qui a daigné m’interroger tout à l’heure. Je me recommande donc, et surtout je recommande ce brave Dornier à la bienveillance dont vous m’avez déjà donné tant de preuves.

« Votre dévoué neveu,
« Prosper. »

« P.-S. — Je vous préviens que pour le jour de ma délivrance je m’invite à dîner chez vous ; il n’y a que votre vin de Johannisberg de 1779 qui puisse me faire oublier les abominables poisons de la cantine. »

— Eh bien ! qu’en dites-vous ? dit le marquis en regardant son beau-frère entre les yeux.

— En prison ! s’écria M. Chevassu, dont la figure s’était fort allongée pendant cette lecture ; ce malheureux a juré de ruiner ma fortune parlementaire. Moi qui veux tenter une politique de conciliation ! moi qui ai des ménagemens à garder envers le pouvoir ! Que