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UN HOMME SÉRIEUX.

En toute autre occasion, le vicomte n’eût pas écouté avec une complète indifférence ces louanges insidieusement exagérées ; mais en ce moment les anxiétés de son amour imposèrent silence à sa vanité.

— Mes faibles essais, répondit-il d’un ton modeste, n’ont rien, madame, qui puisse motiver un jugement si flatteur ; mais l’excessive indulgence que vous leur témoignez, pour être peu méritée, ne m’en est que plus précieuse, car elle me permet d’espérer que si j’osais l’invoquer dans un circonstance importante…

— Vous faites imprimer vos vers ? interrompit la marquise.

— Non, madame ; pour affronter la publicité, il faut un talent que je n’ai pas. La circonstance dont je vous parle…

— C’est trop de modestie. Le morceau que vous m’avez fait connaître m’a donné la meilleure idée de votre recueil. Je vous crois un vrai poète ; ainsi, quelque agréables que puissent être des succès de salon, vous devez viser plus haut. Si vous n’avez pas d’éditeur, je vous en trouverai un.

— Je n’ai aucune ambition littéraire, madame ; mais si vous me permettiez d’indiquer un autre but à votre bienveillance…

— Point d’ambition à votre âge ! dit la marquise, qui semblait décidée à ne pas laisser arriver Moréal à l’objet de sa visite ; vous avez tort. Si le talent a des prérogatives, il impose aussi des devoirs. Méconnaître ses instincts, manquer à sa vocation, ce n’est plus de la modestie, c’est de l’insouciance.

— Cela est vrai, madame ; mais si je suis insouciant à beaucoup d’égards, c’est que préoccupé d’un souci unique…

— Le seul souci digne d’un homme de mérite, interrompit de nouveau Mme de Pontailly, c’est la réputation, c’est la gloire. Qu’une pierre inerte reste enfouie, c’est son lot ; mais voyez si le moindre arbrisseau ne sait pas percer la terre pour grandir au soleil et devenir un arbre. Réduirez-vous le talent à la condition de la pierre ? tarirez-vous en lui cette sève dont la plus faible plante est vivifiée ? Ce serait un crime de lèse-poésie !

— Ô discoureuse insupportable ! pensa le vicomte ; ton pathos me permettra-t-il enfin de placer le seul mot que j’aie à te dire ?

— Oui, reprit Mme de Pontailly avec un sourire d’aimable protection, autant la médiocrité prétentieuse est déplaisante, autant est blâmable le mérite indolent. Il faut vaincre cette indifférence, il faut sortir de cette apathie. Jeune et intelligent comme vous l’êtes, votre place est à Paris, où de vrais succès vous sont assurés, pour peu que vous vouliez les briguer.