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UN HOMME SÉRIEUX.

tentative d’interruption, quel serait votre sort ? Triste, croyez-moi. C’est une lourde chaîne que celle qui nous lie à un être d’une sphère inférieure à la nôtre. Comment renoncer à ces effusions du cœur et de l’esprit, dont l’échange n’est possible qu’entre deux ames égales et sympathiques ? Vous faites-vous une idée de l’irréparable infortune que renferment ces mots : n’être pas compris ! Les poètes, plus que tous les autres, sont exposés, lorsqu’ils se marient, à ces déceptions amères ; voyez Molière, voyez Byron !

— Mais, madame, je ne suis ni Molière ni Byron, interrompit le vicomte, qui ne contenait qu’avec peine sa mauvaise humeur.

— Vous êtes poète, et cela suffit.

— Quelques misérables vers, soient-ils maudits ! ne sauraient me mériter ce titre. La prétention d’être un homme supérieur et incompris fait, il est vrai, partie des prérogatives du métier, mais je n’y ai aucun droit, madame, et, s’il est vrai que le talent soit un obstacle au bonheur, cela ne peut concerner ma médiocrité.

— Je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même, reprit la marquise en veloutant à la fois sa voix et son regard ; si je voulais user de ma science divinatoire, je pourrais tirer votre horoscope. Je ne vous dirais pas : Macbeth, tu seras roi ! mais, comme la littérature a aussi ses couronnes, c’est une de celles-là que je vous montrerais. Ce n’est point à votre âge qu’on doit engager sa vie, vous dirais-je ; craignez de gâter la vôtre en accordant une importance exagérée à vos sentimens d’aujourd’hui. Qu’ont-ils de réel après tout ? Le goût passager que toute femme inspire pour peu qu’elle soit jolie, l’irritation d’amour-propre que développe la rivalité, l’entêtement que fortifient les obstacles. Le désir de l’emporter sur M. Dornier et de vaincre les refus de mon frère entre dans votre persévérance pour beaucoup plus que vous ne le croyez sans doute, et combien ma nièce vous paraîtrait déjà moins charmante, si sans difficulté on vous eût accordé sa main ! Sacrifierez-vous à cette passion d’un moment les riches espérances de votre avenir ? J’aime beaucoup Henriette, je vous le répète, mais mon amitié ne me rend pas aveugle. Ce n’est point là la femme intelligente et sensible capable de comprendre vos pensées les plus hautes aussi bien que vos émotions les plus fugitives, digne en un mot d’inspirer vos efforts et peut-être de s’y associer. Cette femme, vous l’avez rêvée sans doute ; pourquoi ne la trouveriez-vous pas ? Elle existe, n’en doutez point, mais il faut la chercher, et surtout il faut la deviner.

Si Moréal avait conservé quelque incertitude à l’égard de la co-