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UN HOMME SÉRIEUX.

— Eh bien ! monsieur Dornier, dit le marquis en s’avançant un sourire caustique sur les lèvres, que dites-vous de ces vers ? Ne vous semblent-ils pas fort jolis ?

— Ce sont donc des vers ? répondit le journaliste en jouant ironiquement la surprise.

— Que serait-ce donc ? De la prose ?

— Je ne dis pas que ce soit de la prose.

— Il faut bien cependant que ce soit l’un ou l’autre. M. Jourdain lui-même en convient.

— Je ne suis pas M. Jourdain, aussi n’en conviens-je pas.

— Quelle diantre de malice allez-vous nous décocher ? Vous avez un air de persiflage qui ne promet rien de bon.

Ce colloque avait lieu près de la causeuse où était assise Mme de Pontailly, qui y prêtait l’oreille, car elle était curieuse de connaître l’opinion de Dornier.

— Que vous dirai-je, monsieur le marquis ? reprit celui-ci en baissant la voix de manière à n’être entendu que des deux époux ; la prose et les vers sont deux choses réelles et vivantes auxquelles je ne saurais assimiler une chose qui n’a ni réalité ni vie, une chose qui n’existe pas. Ce que vient de réciter ce monsieur n’est donc, à mes yeux, ni de la poésie ni de la prose ; c’est ce je ne sais quoi de Tertullien qui n’a de nom dans aucune langue.

Que Dornier trouvât mauvaise l’élégie de son rival, c’était fort naturel ; qu’il en fît la satire, c’était de bonne guerre ; mais qu’il osât critiquer implicitement, par une acerbe raillerie, l’opinion qu’avait manifestée Mme de Pontailly, c’est ce qui parut à celle-ci une audace quelque peu impertinente.

— Monsieur, dit-elle au critique en le regardant d’un air glacial, pour juger la poésie, il ne suffit pas toujours d’avoir écrit quelques articles dans les journaux. On peut être très fort en économie politique, et ne rien comprendre à la langue de Racine.

Dornier, qui avait cru nuire à son rival en le tournant en ridicule, s’aperçut qu’il avait en réalité blessé l’amour-propre de la marquise ; pour réparer cette faute, il prit un air si contrit, que Mme de Pontailly fut désarmée ; voulant faire oublier au journaliste humilié la vivacité hautaine qu’elle venait de mettre dans ses paroles, elle le regarda d’un œil radouci et lui fit signe de se pencher vers elle.

— Je sais, lui dit-elle tout bas, pour quel motif vous en voulez tant aux vers de M. de Moréal : vous êtes rivaux, et dans ce cas il est permis de se déchirer un peu. Mais comprenez-vous mon frère qui