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UN HOMME SÉRIEUX.

chez qui demeurait la jeune fille, car elle était orpheline, ferma les yeux. Il faut dire qu’il était depuis long-temps l’ami de M. d’Artelle, et qu’il croyait pouvoir se fier à sa loyauté.

— Pour prêter les mains à une démarche de cette nature, il faut en effet une confiance…

— Entre gens d’honneur, la confiance est un devoir, dit Mme de Pontailly, qui prononça cette sentence en femme à qui sa vertu donne le droit de décider les cas de conscience les plus controversés.

— C’est me dire assez clairement : Enlevez ma nièce, je fermerai les yeux, pensa Dornier. Qui diantre peut lui suggérer une pareille fantaisie ? J’y suis, continua-t-il après un instant de réflexion ; ces œillades que j’ai surprises dès le premier jour, cette toilette de mineure, son émotion mal déguisée lorsque je lui ai dit tout à l’heure que j’avais trouvé sa nièce seule avec Moréal, plus de doute, elle aime le petit vicomte, et me jette Henriette à la tête pour que je la débarrasse d’une rivale. Cela me convient.

— À quoi pensez-vous ? reprit la marquise avec un regard profond.

— Au récit que vous venez de me faire, madame. Il me semble que l’exécution de cet étrange enlèvement a dû présenter bien des difficultés ; je vois d’ici une terrible complication d’échelles de corde, de serrures brisées, de travestissemens, de fuite nocturne !…

— Rien de tout cela, interrompit Mme de Pontailly d’un air de bonhomie ; d’une comédie vous faites un mélodrame. La chose s’est accomplie le plus simplement et le plus facilement du monde, en plein jour, et sans aucun des effrayans accessoires que vous supposez.

— Vous redoublez ma curiosité, madame, quoique déjà je connaisse le dénouement de l’histoire.

— Écoutez donc, homme à imagination lente. La jeune fille dont il s’agit allait dîner à la campagne, chez la mère d’une de ses amies, et elle devait y être conduite dans la voiture de son oncle. Le cocher, gagné par M. d’Artelle, se trompa de route, et finit par arriver dans un chemin désert où l’amant se trouvait déjà, ainsi qu’une bonne chaise de poste menée par un domestique dévoué. Ce fut l’affaire de transporter d’une voiture dans l’autre l’héroïne de l’aventure.

— D’après cela, dit Dornier avec un accent d’interrogation, le pivot de l’affaire, en pareil cas, c’est un domestique de la race de Scapin, prêt à se vendre et bon à pendre ?

— Comme il s’en trouve toujours au moins un dans toute bonne maison, répondit la marquise. Et à propos de cela, continua-t-elle