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— Tout ce que vous me dites est inutile, dit-il à la fin à l’élève en droit d’un ton qui n’admettait pas de réplique ; si demain il vous arrivait malheur par ma faute, je ne me le pardonnerais jamais. C’est à moi de me battre le premier, et je me battrai.

— Ah ! tu le prends sur ce ton-là ! se dit Prosper, tout-à-fait irrité par la contradiction ; eh bien ! nous verrons.

L’étudiant venait de concevoir un plan, superbe selon lui, pour mettre André Dornier dans l’impossibilité de se battre le lendemain ; mais il n’eut garde de le lui communiquer.

— Il est huit heures et demie, dit-il en jetant sa serviette sur la table ; demandons la carte, et allons faire un tour à la porte Saint-Denis. Je serais bien aise de voir comment s’y comporte l’émeute.

Vingt minutes plus tard, les deux amis descendaient la pente du boulevard Bonne-Nouvelle.

À la fin de 1834, les émeutes avaient singulièrement dégénéré ; la guerre civile était réduite aux proportions d’un charivari ; la canne des agens de police avait remplacé la fusillade. L’émotion populaire, dont la seule idée réjouissait le cœur du républicain Prosper, n’était plus qu’une scène assez bruyante, il est vrai, jouée par quelques jeunes prolétaires amis de toute espèce de tapage, et à laquelle assistaient un beaucoup plus grand nombre de promeneurs oisifs, attirés par ce spectacle gratuit. Voici comment se passait la représentation. Au commencement de la soirée, on voyait s’établir à la porte Saint-Denis et à la porte Saint-Martin deux pelotons de la garde municipale à pied, flanqués l’un et l’autre d’une escouade de sergens de ville et d’auxiliaires sans uniforme, mais reconnaissables à leurs longues redingotes bleues, à leurs physionomies peu gracieuses, et surtout à une énorme canne qui, si l’on en croyait leur vigoureuse apparence, n’était pas uniquement destinée à assurer leur marche. Quelques patrouilles de la garde municipale à cheval circulaient d’une porte à l’autre, surveillant chaque groupe, ainsi que les chiens des bergers surveillent un troupeau, avec cette différence cependant qu’à la première alerte les cavaliers avaient pour consigne de tomber sur les moutons, recommandés au plat de leurs sabres. Insensiblement la foule devenait plus compacte ; des bandes de jeunes citoyens en blouse arrivaient du boulevard, de la ville et des faubourgs ; les rassemblemens se formaient ; on se pressait, on s’entassait, on sifflait, on huait, on entonnait des chants patriotiques : la fête était commencée. De temps en temps alors, une patrouille, quittant son allure paisible, mettait ses chevaux au trot et balayait la chaussée du