Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/53

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
47
UN HOMME SÉRIEUX.

boulevard, comme en automne un coup de vent emporte les feuilles mortes ; d’autres fois, de l’un des postes d’infanterie s’élançaient une vingtaine de ces auxiliaires à mine peu avenante dont nous avons parlé ; brandissant leurs cannes en bâtonistes consommés, ils se précipitaient sur le groupe voisin, saisissaient au hasard quelques individus plus ou moins prévenus d’avoir sifflé, et, araignées avides, traînaient ces mouches étourdies dans un trou creusé à l’intérieur de la porte Saint-Denis, et qui d’escalier devenait en ce cas geôle provisoire. Vers onze heures, la foule s’écoulait, les gardes municipaux rentraient dans leurs casernes, les mouchards dans leurs tanières ; on conduisait en prison une trentaine de pauvres diables, qui, moins coupables que d’autres bien souvent, avaient eu le mauvais lot à la loterie de l’émeute, et tout était dit. Le lendemain soir on recommençait.

Lorsque Prosper et son compagnon furent arrivés à l’endroit où le boulevard incline vers la porte Saint-Denis, l’émeute promettait de devenir intéressante, et les connaisseurs commençaient à s’en montrer satisfaits.

— Ça chauffe, disait-on dans les différens groupes.

— Est-ce que vous voulez pénétrer dans cette cohue ? demanda Dornier en s’arrêtant.

— Sans doute ; rien n’est amusant comme une émeute, mais, pour en jouir, il faut être bien placé.

— Ne sommes-nous pas bien ici ? De cette hauteur, on découvre tout le boulevard entre les deux portes.

— Un peu plus loin nous serons encore mieux, dit Prosper, qui ne perdait pas de vue son projet.

Ils continuèrent d’avancer à travers la masse des curieux ; mais au bout d’une centaine de pas leur marche fut interrompue par une de ces paniques soudaines qui se renouvelaient tous les quarts d’heure. Un flot d’émeutiers en déroute les refoula brusquement vers l’entrée de la rue Saint-Denis.

— Quel plaisir trouvez-vous à vous mêler à cette populace ? dit Dornier lorsqu’il put enfin s’arrêter ; je n’ai jamais vu pareilles figures de bandits.

— Cette populace, c’est le peuple ; ces bandits sont nos frères, répondit l’étudiant d’un ton de reproche. Ce dédain aristocratique sied mal à un républicain.

— Parlez moins haut ; ce n’est pas ici le cas de crier sur les toits sa profession de foi.