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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/54

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REVUE DES DEUX MONDES.

— Je proclamerais la mienne sur l’échafaud. Mais voilà l’alerte passée ; maintenant nous pouvons avancer.

— N’en avez-vous pas assez ?

— Nous n’avons encore rien vu.

— Si fait, car, pour ma part, je vois là-bas les gardes municipaux qui se mettent en mouvement ; il va y avoir une charge.

— Avez-vous peur ? demanda Prosper avec un accent de moquerie.

— Sans avoir peur, il est permis, je crois, de ne pas se soucier d’être foulé aux pieds des chevaux ou assommé par les agens de police. Je vous déclare que, si vous persistez à rester ici, je vous quitte.

La démonstration des gardes municipaux produisit son effet ordinaire. Une masse d’individus en blouse prit la fuite devant le peloton de cavaliers qui la poursuivit au trot en distribuant des coups de plat de sabre aux moins alertes. Les deux amis, pour éviter d’être renversés par les fuyards ou par les chevaux, s’effacèrent de leur mieux contre une boutique, et, lorsque le détachement les eut dépassés, ils se trouvèrent à peu près isolés sur le trottoir. La vue des casques et des sabres avait exalté la guerroyante humeur de l’élève en droit ; quoiqu’il eût résolu d’être prudent, son républicanisme lui porta soudain au cerveau, et il ne put résister à la tentation de mêler sa voix aux clameurs séditieuses dont retentissait au loin le boulevard.

— À bas les municipaux ! cria-t-il avec force ; vive la liberté !

— Prosper, êtes-vous fou ? lui dit Dornier en lui mettant la main sur la bouche ; avez-vous envie de nous faire arrêter ? — Et il essaya, mais inutilement, d’entraîner l’obstiné républicain.

Au même instant, les hommes armés de cannes firent à leur tour irruption sur les émeutiers dispersés par la cavalerie.

— Voici le moment, pensa traîtreusement l’étudiant en droit. — Vous avez raison, dit-il à haute voix, il est temps de battre en retraite.

Les deux amis prirent leur course du côté de la rue Saint-Denis ; presque aussitôt Prosper, heurtant son compagnon comme par mégarde, le fit trébucher et tomber sur le trottoir ; Dornier essaya de se relever, mais déjà deux agens de police l’avaient pris au collet.

— Le seul moyen de me débarrasser de lui, s’était dit Prosper Chevassu en dînant, c’est de le mener à l’émeute et de le faire coffrer. Avec la protection des trente ou quarante députés qu’il connaît, il en sera quitte pour un ou deux jours d’arrêts, et, pendant ce temps-là, je pourrai vider ma querelle avec Moréal.