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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/60

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REVUE DES DEUX MONDES.

plaidant leur cause ; de l’autre, j’établirais magistralement ma position à la chambre.

Après avoir mûri cette idée, M. Chevassu s’occupa de l’exécuter. À son instigation, une pétition fut adressée à la chambre par les fabricans de sucre indigène, qui dans le département du Nord possédaient plus de deux cents usines. En partant pour Paris, le député emporta cette requête, qu’il s’était chargé de déposer sur le bureau, et à propos de laquelle il avait résolu de paraître à la tribune pour la première fois.

Sur ce thème simple et en apparence naïf, la betterave, voici quelles fioritures parlementaires avait brodées le futur grand orateur. Selon lui, la question des sucres contenait virtuellement toutes les autres. Elle pouvait être envisagée sous deux faces, l’intérieur et l’extérieur. À l’intérieur, elle se rattachait évidemment à tous les griefs de l’opposition : l’oubli des promesses de 1830, l’inexécution du programme de l’Hôtel-de-Ville, le penchant aux idées rétrogrades, la corruption des agens du pouvoir, la falsification des listes électorales, la haine de toute espèce de réforme. À l’extérieur, l’éloquent tribun prenait un essor encore plus vaste : avec l’aisance d’un aigle qui domine tous les pics de montagnes, il planait sur les plus ardues questions du moment : question d’Orient, question espagnole, question belge, question d’Alger ; et dans cette revue à vol d’oiseau, quelle variété d’épisodes, quelles transitions inattendues, quel luxe de métaphores, quelle audace de prosopopées ! Peinture amère de l’humble attitude du cabinet en face de l’étranger, défi à la perfide Albion, protestation en faveur de la nationalité polonaise, élégie sur l’esclavage des noirs, dissertation philosophique sur la décadence de l’empire turc, tableau prophétique du duel gigantesque de la Russie et de l’Angleterre marchant l’une contre l’autre des confins opposés de l’Asie ; triste retour sur l’abaissement de la France, réduite à contempler sans y prendre part ce magnifique spectacle ; hommage patriotique au tombeau de Sainte-Hélène : tout cela à propos de betterave ; rien n’était oublié dans cette pièce d’éloquence. Pour conclusion, l’orateur douaisien, revenant à son légume, établissait pathétiquement qu’accroître d’un seul centime par kilogramme le tarif du sucre indigène, ce serait tout simplement jeter la France dans l’abîme.

Assez content de son œuvre, M. Chevassu cependant n’était pas complètement satisfait. Une chose lui manquait, c’était le suffrage