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UN HOMME SÉRIEUX.

— Plût au ciel ! Mais malheureusement les apparences justifient mes craintes. En ce moment même, M. de Moréal et Prosper sont embusqués dans une petite maison déserte attenant au pensionnat de Mme de Saint-Arnaud. Il y a là-dessous une machination infernale digne des beaux jours de la régence. Du repaire dont je vous parle il est facile de s’introduire pendant la nuit dans le jardin de la pension. Tel est sans aucun doute le projet de ce noble vicomte, et, s’il n’est pas question d’un enlèvement, de quoi donc s’agit-il, grand Dieu !

— Prosper avec M. de Moréal ? reprit le député surpris ; ils se voient donc maintenant ?

— Amis intimes depuis trois jours, grâce à M. de Pontailly.

— Ce vieux voltigeur de Coblentz a juré de me contrecarrer en tout. Je n’entends pas que mon fils fréquente des hobereaux. C’est déjà bien assez d’en avoir un dans ma famille.

— Si vous n’y mettez ordre, vous en aurez deux ; car, poursuivit Dornier d’une voix hypocrite, quoique les annales de l’ancien régime nous attestent que l’honneur d’une famille bourgeoise paraît souvent moins que rien aux yeux de certains gentilshommes, je veux croire que M. de Moréal…

M. de Moréal a demandé ma fille en mariage, interrompit sèchement M. Chevassu, et je suis sûr qu’il tiendrait à grand honneur une alliance avec moi.

— Si l’on juge de ses vues ultérieures par les moyens qu’il emploie, on peut douter pourtant de la loyauté de ses intentions.

— Je ne puis croire au projet que vous lui supposez. Un enlèvement de mineure ; c’est fort grave. Un homme, à moins d’avoir perdu la tête, ne se joue pas ainsi du code pénal.

— Le code pénal ne dort-il pas toujours en pareil cas ? répondit Dornier en attachant sur le père d’Henriette un regard pénétrant.

— Je saurais bien le réveiller, dit le député avec véhémence.

— Non, mon cher monsieur, vous n’en ferez rien, reprit le journaliste d’une voix mielleuse ; je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Vous êtes le meilleur des hommes, et la tendresse paternelle imposerait silence à votre juste indignation.

— Je vous dis que je poursuivrais à outrance l’homme coupable d’un tel attentat.

— Où cela vous mènerait-il ? À déshonorer votre fille pour le faible plaisir de faire enfermer son ravisseur. Non, vous dis-je. Un homme sensé, un homme honorable, enfin un homme comme vous accepte, quelque pénible que cela puisse lui paraître, le fait qu’il n’a pas su