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— Je ne me consolerai jamais d’avoir reçu un être pareil dans mon salon, dit-elle avec dépit.

— C’est dommage qu’il manque de cœur, car il a du talent, reprit le vieillard avec une ironie cachée ; n’est-il pas très fort en économie politique ?

— Très fort n’est pas le mot, répondit la marquise abusée par l’air candide de son mari ; il a du jargon, de l’acquit même ; mais au fond ses connaissances sont fort superficielles, et elles ne supporteraient pas un examen sérieux.

Aussi prompte à se refroidir qu’elle l’était à s’engouer, Mme de Pontailly en ce moment n’accordait plus aucune espèce de mérite à l’homme qui pendant plus de six semaines avait été son favori. En revanche, elle reporta complaisamment sa pensée sur le jeune poète qui lui avait été présenté la veille.

— Puisque vous avez vu ce matin votre ami de Moréal, dit-elle à son mari, pourquoi ne pas l’avoir invité à dîner ?

— Je n’aurais pas osé me le permettre sans être sûr que cela ne vous déplairait pas, répondit M. de Pontailly, ravi de voir sa femme entrer d’elle-même dans le chemin où il désirait l’amener.

— Mais au contraire. M. de Moréal est fort bien ; ses vers, d’ailleurs, ont un véritable mérite, et, que cela convienne ou non à mon frère, il sera toujours bien accueilli chez moi.

— Cette fois, je crois que nous sommes quatre contre trois, pensa l’émigré, qui espéra, d’après ces paroles de sa femme, qu’elle était désormais acquise à la cause de son jeune ami.

XI.

Le soir, le vicomte arriva de si bonne heure dans le salon de Mme de Pontailly, que son protecteur l’accueillit par un de ces sourires railleurs qui lui étaient habituels.

— Je vois avec plaisir, dit le vieillard, qu’en ce siècle où tout dégénère, la race des amoureux est restée la même qu’autrefois. À votre âge, j’étais ainsi ; ma montre avançait toujours.

Moréal murmura quelques mots d’excuse.

— Pensez-vous que je vous en veuille parce que vous me rappelez mes vingt-cinq ans ? reprit le marquis en riant ; tout au contraire, et la preuve, c’est que si vous trouvez l’occasion de parler à votre idole, je ne vous défends pas d’en profiter. D’ailleurs, j’aime mieux vous