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UN HOMME SÉRIEUX.

accorder cette permission que de vous exposer à la tentation de vous en passer.

— Combien vous êtes bon ! répondit Moréal, et jugez quelle doit être ma reconnaissance ! depuis plus de deux mois, il m’a été impossible de lui adresser un seul mot.

— Pauvre garçon, dit le marquis avec un mélange de persiflage et de véritable sympathie.

Le vicomte fut accueilli par Mme de Pontailly avec une visible bienveillance. Charmé de cette réception, il ne tarda pas à jouir d’un bonheur plus grand encore et depuis long-temps désiré. La foule, qui remplit bientôt le salon, lui procura une de ces occasions prévues par l’émigré, et que les amans ne laissent pas échapper. Les femmes de la connaissance de la marquise ne venaient guère chez elle le matin, sachant qu’à cette heure elles risquaient d’interrompre une docte conversation dont en général elles goûtaient peu les délices. Les réunions des samedis soirs étaient donc toujours fort nombreuses, et il fut facile à Moréal d’avoir avec Henriette un assez long entretien sans que personne y fit attention, ou du moins voulût y mettre obstacle. M. Chevassu avait consacré cette soirée à l’une de ces conférences préparatoires qu’ont entre eux les députés des différentes coteries, à mesure qu’ils arrivent à Paris. Quant à Prosper et à Dornier, depuis près de vingt-quatre heures la préfecture de police leur avait accordé la moins enviée des hospitalités. Fidèle à son rôle de protecteur bienveillant, le marquis, par une inattention apparente, favorisait l’entretien des deux amans, et Mme de Pontailly, qui l’avait remarqué d’abord sans s’en formaliser, sembla même, un peu plus tard, l’encourager par un indulgent sourire ; mais peu à peu il lui vint, au sujet de sa tolérance, certains scrupules dont les causes méritent d’être expliquées.

L’amour ressemble à ces parfums qui laissent une indestructible senteur au vase qui s’en est imprégné. Depuis plus de six ans qu’elle avait renoncé aux triomphes brigués d’abord par sa coquetterie, la marquise plus d’une fois avait respiré malgré elle quelques-uns de ces perfides arômes, enivrans encore, quoique affaiblis par le temps. Pour prévenir le retour de ces dangereux entraînemens qui ne peuvent trouver d’excuse que dans l’ardente inexpérience de la jeunesse, Mme de Pontailly, nous l’avons dit, s’était imposé le régime du bel-esprit, ainsi qu’autrefois les anachorètes conjuraient les piéges du démon par les macérations et le jeûne. Chaque fois qu’elle sentait remuer dans son ame les tendres désirs qu’avait proscrits sa