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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/68

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REVUE DES DEUX MONDES.

raison, elle jetait héroïquement quelques pelletées de science ou de littérature sur ces colombes mal étouffées. C’est ainsi qu’elle avait étudié successivement le latin, l’astronomie, la botanique, les langues étrangères ; mais sous ce laborieux amoncellement, qui, par la variété de ses couches, rappelait différens terrains décrits par la géologie, couvait toujours ce feu secret qui ne meurt pas plus dans le cœur de la femme que ne s’éteint dans les entrailles de la terre le foyer où s’alimentent les volcans.

Depuis surtout qu’elle approchait des limites de la maturité, la marquise éprouvait assez souvent un désir involontaire de revoir, pour leur dire un dernier adieu, les agréables sentiers qu’avait parcourus sa jeunesse. Comme en automne les arbres, travaillés d’une sève surabondante, poussent de verdoyans rameaux à travers leurs feuilles jaunies, elle se surprenait parfois à mêler à ses manières imposantes quelques vives allures où se trahissait le reverdissement prochain de la coquetterie. Cette disposition menaçante qu’elle se reprochait en secret, sans parvenir à la dompter, prit, pendant la soirée dont nous parlons, un développement aussi rapide qu’imprévu. À la vue du groupe gracieux que formaient sa nièce et le vicomte causant tout bas en paraissant regarder ensemble les dessins d’un album, Mme de Pontailly ressentit un intérêt qui peu à peu se changea en un sentiment pénible. Par un retour mélancolique sur elle-même, elle se dit qu’elle aussi avait été jeune et aimée, et à ce souvenir tous les plaisirs de sa vie présente lui parurent insipides. Dans l’existence de la plupart des femmes, la chose sérieuse c’est l’amour ; la marquise vint à se demander si elle n’avait pas banni de la sienne un peu prématurément cette émotion divine et incomparable. Sa beauté avait-elle donc perdu toute fraîcheur et tout éclat ? Son esprit était-il moins brillant, son goût moins châtié, sa conversation moins étincelante, sa grace moins majestueuse ? Quarante-six ans, était-ce donc l’hiver ? Était-ce même l’automne ? Mieux que la plupart des femmes de son âge, Mme de Pontailly avait le droit de croire à l’inaltérable maintien de ses attraits. D’ailleurs un être quelconque, masculin ou féminin, vieux ou jeune, beau ou laid, spirituel ou sot, peut quelquefois douter de lui-même au point de s’adresser cette question : Suis-je capable de plaire ? Mais arrive-t-il jamais qu’il y réponde par la négative ?

Lorsqu’un artiste émérite voit jouer par un jeune rival le rôle où il a jadis excellé, la passion du théâtre lui envoie soudain au cerveau ses fumées les plus enivrantes. Tout en le détestant, il se passionne