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UN HOMME SÉRIEUX.

avec l’acteur qui le remplace ; avant lui, il dit les vers à demi-voix, et, pour ne pas faire les gestes, il a besoin d’un continuel effort. Que ne donnerait-il pas pour remonter, fût-ce un seul jour, sur la scène qu’il a illustrée autrefois, pour disputer à son heureux successeur les applaudissemens qu’il lui voit prodiguer ?

En regardant les deux amans, la marquise finit par éprouver une impression comparable à celle que nous venons de décrire. Dans cette scène gracieuse, elle reconnut son rôle d’autrefois, et il lui parut qu’en se l’appropriant, sa nièce lui montrait peu de respect. On se résigne à laisser sa fortune à un héritier, mais on n’aime guère à la lui voir entamer par anticipation d’hoirie. Rayonnante de jeunesse et de grace, encore embellie par l’amour, Henriette déplut à sa tante, dès que celle-ci la vit exercer ce don de plaire qu’elle-même avait possédé si long-temps. Ce dépit naissant ne fut modéré par aucun de ces sentimens affectueux que la parenté développe quelquefois entre deux femmes ; presque étrangères l’une à l’autre, la marquise et sa nièce ne pouvaient se porter une affection bien vive. À vrai dire, leur indifférence était réciproque, mais en ce moment cette indifférence commença, d’un côté du moins, à se changer en antipathie. Disposée jusqu’alors à la tolérance, Mme de Pontailly se sentit prise tout à coup d’un accès de pruderie tel que pour elle-même elle en avait fort rarement éprouvé de semblables. Elle se dit qu’en lui confiant Henriette, son frère lui avait imposé le devoir d’une active surveillance, et son métier de chaperon se dressa soudain devant elle tout embéguiné de rigorisme.

— Cette petite fille, pensa la marquise, se figure-t-elle que je vais rester débonnaire spectatrice de ses tête-à-tête avec M. de Moréal ? car, au milieu de tout ce monde, c’est un vrai tête-à-tête qu’ils se sont ménagé. Je vais lui apprendre que l’emploi de duègne complaisante n’est ni de mon âge ni dans mon caractère.

Mme de Pontailly s’approcha de la table près de laquelle causaient les deux amans, et s’adressant à sa nièce d’un ton sévère :

— Voudriez-vous, dit-elle, aller donner l’ordre de faire servir le thé ?

La jeune fille, confuse, s’empressa d’obéir, mais non sans avoir jeté au vicomte un regard de regret.

— Trouvez-vous dans cet album quelque dessin digne de votre attention ? dit alors la marquise à Moréal avec un sourire aigre-doux.

— Tout y est charmant, madame, répondit le vicomte ; ce paysage surtout…

— Ce paysage ! mais c’est une marine.