Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/74

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
68
REVUE DES DEUX MONDES.

lence la requête du vieillard, et quand, en finissant, il lui demanda son appui pour les deux amans, elle répondit avec froideur :

— J’ai peine à croire que, connaissant la volonté de son père, ma nièce ait été assez étourdie, je dirai même assez légère, pour donner à M. de Moréal des espérances capables de justifier la démarche qu’il a faite près de vous. Mon frère, je le sais, élève fort mal ses enfans, mais ce n’est pas une raison pour que moi, leur tante, je les encourage dans leur indocilité. Déjà vous gâtez Prosper, qui certes n’a que trop de penchant à mal faire ; vous êtes d’une tolérance inouie pour ses détestables manières, vous cherchez à pallier ses sottises ; l’an dernier, vous lui avez donné de l’argent pour payer ses dettes : autant de fort mauvais services à lui rendre. Vous me permettrez, à l’égard d’Henriette, de ne pas imiter votre exemple.

— Craignez-vous que votre nièce ne fume des cigares ou ne fasse des dettes ? demanda le marquis en riant.

— Non, mais elle pourrait faire pis.

— Le mot est fort.

— Sans doute, mais il est juste. Ces jeunes filles élevées en province ont toutes la tête remplie d’idées romanesques, Henriette surtout, qui a perdu sa mère de fort bonne heure, et dont mon frère, au milieu de ses préoccupations politiques, paraît s’être très peu occupé ; mais je l’observerai, et, si je vois que les assiduités de M. de Moréal aient pour elle quelque danger, j’y mettrai ordre.

— Comment ! auriez-vous l’inhumanité de bannir ce pauvre vicomte ?

— Je ne dis pas cela, répondit la marquise d’un ton plus doux ; sans le bannir, il m’est facile de prévenir les entrevues qu’il pourrait avoir avec Henriette. Je me suis déjà aperçue que l’éducation de cette petite fille a été fort négligée ; le matin, à l’heure de mes visites, elle ferait une assez pauvre figure dans mon salon ; j’ai donc décidé qu’elle consacrerait ce moment-là à l’étude du piano ; — vous savez que je n’aime pas la musique. De la sorte je lui épargnerai de l’ennui et à moi aussi.

— Vous n’aimez pas la musique ? c’est-à-dire vous ne l’aimez plus, répliqua l’émigré, contrarié de la tournure que prenait la conversation : il y a dix ans, quand vous chantiez encore, vous ne rêviez que musique.

— C’est possible, répondit Mme de Pontailly d’un ton sec, mais maintenant que je suis une vieille femme, j’ai le droit, je pense, d’avoir des goûts un peu moins frivoles.