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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/767

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MISÉ BRUN.

nédictions ; puis elle m’a dit, la larme à l’œil : Je sais son nom ; je le reconnais bien, quoiqu’il y ait peut-être douze ou quinze ans que je l’ai perdu de vue. Nous sommes du même endroit ; ses parens étaient seigneurs du pays ; il reçut une grande éducation, et il devait entrer dans les ordres. Quand il fut grandelet, il voulut voir le monde, au lieu de se laisser mettre au séminaire ; sa famille essaya de le contraindre, et alors il s’engagea. Mais il eut du malheur : étant soldat, il fit la faute de lever la main sur son capitaine, et il fut condamné à mort. Comme on allait le fusiller, il s’échappa, et depuis lors personne n’a plus entendu parler de lui. Si la justice le découvrait, ce serait un homme perdu ; mais ce ne sera pas moi qui irai le dénoncer et lui faire tort. — Voilà ce que m’a dit la Monarde, en me recommandant bien le secret, et il n’y a pas de danger que j’en parle à personne autre que vous.

— Et son nom, le sais-tu ? Comment s’appelle-t-il ? demanda misé Brun, respirant à peine.

— Son nom ! elle a précisément oublié de me le dire, répondit Madeloun. C’est égal, je le saurai ; dimanche prochain, après la messe, je resterai en arrière, tandis que vous vous en irez avec misé Marianne, et je le demanderai à la Monarde.

— Pourvu qu’elle ne répète à personne ce qu’elle t’a dit, murmura misé Brun saisie d’une mortelle inquiétude ; pourvu qu’elle seule l’ait reconnu…

— Eh vite ! vite ! rentrons, interrompit Madeloun ; voilà misé Marianne au bout de la rue. Par bonheur, elle ne distinguerait pas, à dix pas de distance, un bedeau d’un archevêque.

Les deux femmes rentrèrent précipitamment. Misé Brun regagna sa chambre sans bruit et se hâta de quitter son mantelet et ses coiffes pour mettre le tablier et le béguin qu’elle avait coutume de porter dans la maison, puis elle s’assit, encore toute tremblante et troublée, près de la fenêtre. Bruno Brun dormait toujours, mais sa respiration, moins bruyante et entrecoupée de légers bâillemens, annonçait qu’il était près de se réveiller. En effet, à peine misé Brun venait-elle de s’asseoir, qu’il cria, en secouant sa chevelure rousse et en se mettant sur son séant :

— Ma femme !

— Me voici, répondit-elle en s’approchant.

— Est-ce qu’il y a long-temps que tu es rentrée ? reprit l’orfèvre.

— Un peu de temps, répondit la jeune femme, dont le front candide se couvrit de rougeur à cette espèce de mensonge.