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— Il est donc tard déjà ? Mais d’où vient que je n’ai pas encore entendu ma tante. ?

— Elle ne fait que de rentrer.

— Oh ! oh ! murmura l’orfèvre avec une expression de surprise et de mécontentement, mais sans manifester sa pensée autrement que par cette exclamation. Il y eut un long silence ; la jeune femme était allée se rasseoir près de la fenêtre et regardait machinalement dehors ; Bruno Brun s’habillait lentement et procédait à sa toilette du dimanche avec les soins minutieux qu’il apportait dans tous les actes de sa vulgaire existence. Son épaisse figure, qui était habituellement comme un masque bouffi et fané, sans aucune physionomie, exprimait en ce moment une mauvaise humeur soucieuse. Deux ou trois fois il tourna à la dérobée vers sa femme ses gros yeux clignotans, et fit, en soupirant, un geste imperceptible de défiance et d’inquiétude. Lorsqu’enfin il eut passé son habit cannelle, serré son col de mousseline et pris son tricorne sous le bras, il alla vers le lit et retira de dessous l’oreiller un objet qui, en glissant entre ses doigts, rendit un son métallique ; c’était un gros chapelet qu’il avait gardé toute la nuit au chevet de sa couchette. Misé Brun tressaillit à ce bruit et laissa échapper une exclamation, puis elle détourna la tête avec un mouvement de surprise et d’épouvante ; mais Bruno Brun ne vit ni le geste ni l’expression de terreur qui s’était peinte tout à coup sur le visage de sa femme : il entendit seulement le faible cri qu’elle n’avait pu retenir.

— Eh bien ! qu’est-ce ? Qu’as-tu donc ? dit-il en roulant son chapelet d’une main à l’autre.

— Rien, je ne dis rien, répondit-elle en rougissant, car pour rien au monde elle ne lui eût déclaré le motif de la frayeur qu’elle éprouvait à l’aspect de cette espèce de relique.

— Je vais à la confrérie, reprit l’orfèvre ; nous avons aujourd’hui la grand’messe ; ce sera long, je ne reviendrai que pour dîner.

— À midi ? demanda la jeune femme.

— À midi, comme d’habitude, répondit-il ; nous avons aussi vêpres et complies avant la procession.

Il descendit à ces mots ; la tante Marianne l’attendait au passage.

— Eh bien ! lui dit-il brusquement, vous qui répétez sans cesse qu’il ne faut pas perdre de vue les jeunes femmes, vous avez laissé Rose revenir seule à la maison.

— J’avais mes raisons pour cela, et je n’ai pas besoin que tu me fasses la leçon, répliqua sèchement la tante Marianne ; mais toi,