Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/769

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
763
MISÉ BRUN.

prends garde, je te le dis : ta femme a la tête je ne sais où, et elle pense à je ne sais quoi depuis hier.

— Si je ne vous avais pas écoutée, je n’aurais pas tous ces soucis ! s’écria-t-il avec une explosion de colère ; à qui la faute, si j’ai épousé Rose ? À vous et à mon père. Je ne suis pas une bête, quoique j’en aie l’air. Je savais bien que c’était un malheur d’avoir une si belle femme. Je voulais me marier avec la fille aînée de misé Magnan, une personne de trente ans qui a un visage comme tout le monde ; mais vous avez trouvé qu’elle n’était pas assez riche, et vous vous êtes entêtée pour que j’épousasse Rose, parce qu’elle avait deux mille écus de dot. Vous n’avez pas considéré sa grande jeunesse, sa beauté ; l’argent vous a fait passer par-dessus tout. Allez, il n’y avait pas de bon sens à me faire faire ce mariage.

Pendant que l’orfèvre exposait ainsi ses étranges récriminations, la tante Marianne haussait les épaules d’un air de commisération moqueuse.

— De quoi te plains-tu ? dit-elle d’un ton goguenard, de ce que ta femme est trop belle ? Ne va pas dire cela hors de la maison, on se moquerait de toi, mon neveu.

— Mais je puis bien vous le dire, à vous qui êtes la cause de mon malheur.

— De ton malheur ! Mais ne dirait-on pas que la beauté de ta femme t’a déjà donné quelque désagrément ? Je suis là pour témoigner du contraire. Jusqu’à présent nous l’avons bien gardée, et il ne t’arrivera jamais rien de fâcheux, s’il plaît à Dieu. Gouverne-la seulement d’après mes avis, comme tu as fait jusqu’à ce jour, et je te réponds de tout.

— Je sais bien qu’avec les précautions qu’on prend il n’y a rien à craindre. Rose est toujours sous vos yeux, elle ne paraît pas quatre fois par an sur la porte, elle n’entre presque jamais dans la boutique, personne ne la voit ; mais c’est très gênant de la garder ainsi. Quand je suis à mon établi, ça me désennuierait si elle venait avec son ouvrage à la main me tenir compagnie. Je voudrais qu’elle pût répondre aux pratiques, afin de ne pas me déranger quand je travaille…

— C’est cela ! c’est cela ! interrompit ironiquement la tante Marianne, mets-la au comptoir, afin que tous les godelureaux de la ville viennent lui lancer des œillades à travers les vitres. Montre-la pour qu’on la convoite, et tâche ensuite de la garder contre les entreprises de tous ces beaux galans. Moi, je ne m’en mêlerai plus.

— Si j’eusse épousé la fille de misé Magnan, personne ne l’aurait