Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/778

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
772
REVUE DES DEUX MONDES.

moment de votre tante Marianne. Si, par malheur, vous trouviez encore une fois cet homme sur votre chemin, passez sans le regarder, et faites une oraison mentale à votre sainte patronne et à votre saint ange gardien, pour qu’ils veillent sur vous en ce moment de tentation et de péril.

Ces paroles calmèrent à demi la jeune femme ; les scrupules de sa conscience s’apaisèrent ; elle n’éprouva plus que l’abattement, l’amère tristesse, qui succèdent aux violentes secousses de l’ame. Par une étrange conséquence de ses nouvelles impressions, cette journée de trouble et d’angoisses lui paraissait moins longue que ses journées les plus sereines.

On observait rigoureusement le premier commandement de l’église dans la maison de Bruno Brun, et pour rien au monde personne n’y eût fait œuvre de ses mains les dimanches et fêtes. Pendant ces heures d’oisiveté forcée, misé Brun séchait ordinairement d’ennui et de langueur. Assise à sa place accoutumée près de la fenêtre, elle se balançait sur sa chaise, les bras croisés, et les yeux tournés vers la petite cour. De ce côté, elle avait en perspective une grande muraille sombre qui interceptait l’air et la lumière, et, si ses regards se reportaient sur l’intérieur de la salle, ils rencontraient le profil anguleux de misé Marianne, laquelle, installée dans sa chaise à bras devant l’autre fenêtre et un livre ouvert sur ses genoux, lisait du bout des lèvres et avec un chuchottement monotone des prières qu’elle savait par cœur depuis quarante ans. L’après-midi s’écoulait ainsi. Après vêpres, l’orfèvre venait rompre ce tête-à-tête. Pour passer le temps jusqu’à l’heure du souper, il tirait de l’armoire un vieux jeu de cartes, et jouait au piquet avec misé Marianne. Depuis trois ans, la jeune femme assistait chaque dimanche à cette partie ; accoudée au coin de la table, elle suivait avec le plus profond ennui les combinaisons monotones du jeu, et marquait machinalement les points que faisait son mari. Ce jour-là, assise près des deux joueurs, dans son attitude ordinaire, elle se sentait des envies de pleurer qui l’étouffaient, mais elle ne s’ennuyait plus.

Lorsque le soir vint, elle se rappela les recommandations du père Théotiste, et, voulant y obéir scrupuleusement, elle demanda un livre à la tante Marianne. La vieille fille choisit entre les cinq ou six volumes qui composaient sa bibliothèque, et lui remit un petit livre dont elle n’avait pas l’air de faire grand cas, car la couverture, toute neuve, annonçait qu’elle le lisait rarement. Comme de coutume, Bruno Brun monta de bonne heure, avec sa femme, pour se cou-