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MISÉ BRUN.

— Non, non, taisons-nous, interrompit la jeune femme effrayée ; nous ne pouvons rien dire, rien.

— Je le sais bien. Seigneur mon Dieu ! aussi j’ai retenu ma langue ce matin, et je puis dire n’avoir ouvert la bouche que pour faire parler les autres. Cela m’a assez bien réussi ; en me faisant raconter de fil en aiguille tout ce qu’on savait de la Monarde, j’ai appris une chose que nous courions risque d’ignorer toujours.

À ces mots, prononcés par Madeloun d’un ton important et mystérieux, misé Brun releva la tête avec un tressaillement intérieur ; mais, réprimant aussitôt son émotion, elle dit en affectant une curiosité indifférente : — Qu’est-ce donc que nous courions risque d’ignorer ?

— Ce que j’avais justement oublié de demander à la pauvre Monarde, ce qu’elle ne peut plus me dire à présent, le nom de ce brave monsieur.

— Son nom ! s’écria misé Brun ; eh ! qui a pu te l’apprendre ?

— Personne ; je l’ai deviné, répondit Madeloun d’un air de pénétration triomphante ; la Monarde ne m’avait-elle pas dit, l’autre jour, qu’elle l’avait vu enfant, et que son père était seigneur de l’endroit où elle est née ? Or, cet endroit s’appelle Galtières.

— C’est là son nom ! murmura misé Brun avec une émotion inexprimable.

— Je vois d’ici l’endroit en question, continua Madeloun, qui ayant, quelque trente ans auparavant, suivi le vieux Brun quand il allait vendre son orfèvrerie dans les foires importantes du pays, se vantait d’avoir une grande connaissance de la géographie locale ; Galtières est un gros bourg près des bords du Var, sur la frontière du comté de Nice.

M. de Galtières !… dit misé Brun en articulant avec un accent ineffable de tendresse et de joie ce mot, qui pour la première fois venait de s’échapper de ses lèvres et de résonner dans son cœur ; mais, se repentant presque aussitôt de ce mouvement involontaire, elle imposa silence à Madeloun, en lui montrant du doigt la tante Marianne, dont la maigre silhouette se dessinait derrière le vitrage de la fenêtre ; et, pour échapper à la tentation de poursuivre ce dangereux sujet d’entretien, elle alla courageusement trouver la vieille fille, qui arrosait les plantes chétives semées autour du puits.

À dater de cette époque, misé Brun eut deux existences distinctes : l’une, monotone, immobile et toute machinale ; l’autre, troublée, violente, pleine de larmes, d’amères douleurs et de mélancoliques félicités. Le monde extérieur n’avait sur elle aucune