Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/784

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
778
REVUE DES DEUX MONDES.

action ; elle était absorbée entièrement dans cette vie intérieure, dont les agitations ne se manifestaient chez elle par aucun signe visible. Elle parcourait, sans s’en apercevoir, le cercle étroit des occupations domestiques, et se soumettait avec la plus inaltérable patience à l’autorité tracassière de la tante Marianne. Dès le matin, elle prenait sa quenouille, et, s’asseyant devant l’étroite fenêtre, elle filait pour augmenter le beau linge enfermé dans ses armoires, véritable trésor de ménagère, amassé laborieusement, et auquel elle devait contribuer pour sa part. Les vitres opaques laissaient tomber sur sa tête inclinée un rayon terne et affaibli qui s’éteignait graduellement et ne pénétrait pas jusqu’au fond de l’arrière-boutique, dans laquelle, même en plein midi, régnait une demi-obscurité. La jeune femme, assise sur un siége élevé, le corps penché légèrement et ses petits pieds posés sur un tabouret de paille, tournait du matin au soir ses fuseaux avec une activité machinale. Quiconque l’eût vue ainsi, avec sa quenouille chargée d’un chanvre fin et blond, les yeux baissés sur le fil léger qui s’allongeait sous ses doigts transparens, l’eût volontiers prise pour la sainte bergère, la blanche fileuse, patronne de Paris. Raide sur sa chaise devant l’autre fenêtre et son tricot à la main, misé Marianne faisait pendant à cette douce et ravissante figure. Par intervalles, les deux femmes échangeaient une phrase banale : il n’y avait entre elles aucun échange d’idées possible pour défrayer la conversation, qui se réduisait à quelque remarque profonde de la vieille fille sur la pluie et le beau temps, ou sur la manière dont Madeloun avait conduit la dernière lessive. L’orfèvre n’interrompait guère ce tête-à-tête par sa présence ; il passait la journée entière, dans sa boutique, à attendre les chalands, qui ne se présentaient pas en foule.

Misé Brun s’était tout à coup habituée à la figure et à la manière d’être de son mari, ou, pour mieux dire, elle n’y prenait plus garde. Bruno Brun avait une de ces organisations flegmatiques et sombres auxquelles plaisent les lugubres émotions. Naturellement silencieux et triste, il ne parlait volontiers que des choses qui agissaient sur sa lourde imagination, et les bonnes œuvres de la confrérie des pénitens bleus étaient pour lui un sujet d’entretien inépuisable. Il n’y avait pourtant ni cruauté dans ses instincts ni méchanceté dans son caractère : c’était tout simplement un besoin d’émotion qu’il satisfaisait à sa manière et avec des intentions tout-à-fait charitables et pieuses. La jeune femme, qui avait si long-temps entendu ses sinistres récits avec un invincible sentiment de dégoût et d’horreur, les