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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/911

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LES AMOURS DE LOPE DE VEGA.

Jules. — Y a-t-il un malheur comparable ? Oh ! madame, retenez-le ; il va se mettre en pièces.

Philippa. — Pauvre jeune homme ! A-t-il eu déjà de pareils accès de douleur ?

Dorothée. — Je n’y tiens plus, Philippa.

Philippa. — Eh bien ! découvre-toi.

Dorothée. — Ô mon bien ! mon Fernando ! mon premier seigneur ! devais-je naître pour causer de telles infortunes ? Ô mère tyrannique ! femme barbare ! C’est toi qui m’as fait violence, c’est toi qui m’as trompée, qui m’as perdue ; mais tu ne jouiras pas de moi plus long-temps : je me tuerai, ou je deviendrai folle.

Philippa. — Tu l’es déjà, Dorothée. Laisse là tes cheveux ; à bas ces mains !… Regarde Fernando : le voilà qui revient à lui, ravivé par tes amoureuses larmes.

Dorothée. — À quoi bon me tromper, Philippa ? Mon Fernando est mort ! Mais non ; pose sa tête sur mon sein : je serai sa lionne, mes rugissemens lui rendront la vie.

Jules. — Le remède agit : Fernando ouvre les yeux.

Dorothée. — Est-il vrai, mon bien ? Vis-tu ? respires-tu ? Oh ! parle-moi, parle-moi bien vite !… Si tu tardes, tu ne me trouveras plus vivante.

Fernando. — Oui, je respire, Dorothée ; tu pus me faire mourir ; tu as pu me faire revivre.

Dorothée. — Ah ! quand j’aurais eu envers toi tous les torts que tu as rêvés, la frayeur que tu m’as donnée serait une vengeance au-dessus de l’offense.

Fernando. — Je n’ai point voulu me venger de toi.

Dorothée. — Ni moi t’offenser.

Fernando. — Je te quittai, parce que tu le voulus.

Dorothée. — Dis plutôt parce que tu ne m’aimais plus.

Fernando. — De ma part, te quitter fut amour.

Dorothée. — Ce ne fut que lâcheté.

Fernando. — À quoi aurait abouti mon obstination ?

Dorothée. — On eût tenté de m’enlever à toi.

Fernando. — Et puis, Dorothée ?

Dorothée. — Et puis ?… qui l’eût tenté serait mort.

Fernando. — Je n’ai pas deviné ton goût.

Dorothée. — Il ne s’agissait pas là de goût, mais d’honneur, mais d’amour.

Fernando. — Voilà des conseils bien tardifs.

Dorothée. — L’amour ni l’honneur ne demandent point de conseils.

Fernando. — Je trouvai sage de ne pas guerroyer contre l’or.

Dorothée. — S’il n’y avait eu personne pour le donner, il n’y aurait eu personne pour le prendre.

Fernando. — J’étais parti, je ne vis personne le donner.