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misé Brun un de ces féroces caprices que conçoivent les hommes corrompus et blasés, lorsque des obstacles à peu près insurmontables aiguillonnent leur convoitise. Cette fantaisie avait pris, chez lui, les formes d’une passion. Tous ses mauvais instincts s’étaient irrités à la poursuite d’un succès si difficile, et il avait depuis long-temps résolu de tout entreprendre, de tout risquer pour venir à bout de son dessein. Il fallait cependant l’audace, la folle et méprisable témérité d’un roué pour recourir aux moyens que méditait Nieuselle. Les priviléges de la noblesse n’allaient pas jusqu’à assurer de l’impunité celui de ses membres qui commettait un crime. Tous les coupables étaient égaux devant la loi, et le parlement de Provence avait récemment appliqué ce principe en condamnant à mort un grand seigneur dont le nom a encore, dans le pays, une horrible célébrité. À la vérité, il y avait beaucoup de chances d’échapper à la justice par l’incurie de ses agens subalternes ; souvent les plus audacieux méfaits demeuraient sans châtiment, parce qu’on n’en découvrait pas les auteurs. Certaines localités isolées avaient acquis un triste renom par les attentats fréquens et toujours impunis qui s’y commettaient. C’était ce qui enhardissait Nieuselle. Il résolut de recommencer la tentative qui avait si mal réussi une première fois. Le hasard semblait amener des circonstances plus favorables ; il y avait sur la route d’Aix à Grasse plusieurs défilés semblables aux environs de l’auberge du Cheval-Rouge, et des campagnes désertes où l’on ne risquait guère de rencontrer la maréchaussée. Le marquis eut la précaution de dire à tout le monde qu’il s’en retournait à Nieuselle, et vers le soir il prit avec ses deux confidens la route d’Italie.

Le lendemain, au petit jour, une espèce de carriole, garnie en dedans avec un vieux lé de tapisserie et recouverte d’une toile cirée posée sur des cerceaux, était arrêtée à la porte de l’orfèvre. L’ancien orfèvre, aidé de Madeloun, achevait d’arranger les coffres sous la banquette où devaient s’asseoir les voyageurs. Misé Marianne, debout au seuil de la boutique, adressait ses dernières admonestations à la jeune femme, laquelle considérait d’un œil impatient et ravi le modeste équipage qui allait l’emmener. Bruno Brun regardait autour de lui d’un air de tristesse effarée, et semblait dire adieu, à son grand regret, aux tranquilles habitudes du logis. Un gros paysan qui devait