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LA PEINTURE SOUS LOUIS XV.

souvent pour ses vierges et ses Vénus ; on la reconnaît çà et là dans l’œuvre de Boucher. Mais ce qui était plus digne de lui et d’elle-même, elle lui donna deux filles charmantes, qui semblèrent se modeler sur les plus fraîches et les plus jolies images du peintre. Elle mourut à vingt-quatre ans, « trop belle, disait Boucher inconsolable, pour vivre long-temps sous le ciel de Paris. Moins de dix-sept ans après son mariage, Boucher mariait ses filles à deux peintres qui n’étaient pas de son école, Deshays, qui eut presque du génie, et Baudouin, qui eût été le La Fontaine de la peinture, si la naïveté ne lui eût fait défaut. Mme Boucher et ses deux filles passèrent leur vie dans l’éclat du monde et dans les larmes. Toutes belles et toutes charmantes qu’elles étaient, elles se virent souvent délaissées pour des filles d’Opéra ou d’autres femmes de hasard. Boucher, Deshays et Baudouin avaient mordu à la grappe amère des mauvaises passions ; ils ne furent qu’un instant sensibles à la grace et à la vertu de l’épouse ; le chaste parfum du foyer ne tint point leur cœur sous le charme ; il fallait une plus folle ivresse à ces ames perdues, il fallait une coupe moins pure à ces lèvres souillées. Ce n’était point assez des cheveux odorans de l’épouse pour enchaîner leur amour, ils recherchaient les bras lascifs, les étreintes mortelles, toutes les chaînes aiguës de la volupté. Ils en moururent tous les trois en même temps, en moins d’une année, le plus jeune le premier, Boucher le dernier, après avoir été témoin du désespoir de ses complices. Deshays était peut-être le seul grand peintre venu après Lesueur ; il avait le sentiment de l’idéal et de la grandeur. Aussi Boucher, homme de bon sens quelquefois, voyant un pareil élève dans son atelier, se garda bien de lui donner des leçons ; il se contenta de lui donner sa fille, lui disant dans sa gaieté : « Étudie avec elle. » Pour Baudouin, c’était Greuze et Boucher en miniature, ou, selon Diderot, « du Fontenelle brouillé avec du Théocrite. »

Boucher poursuivit donc sa carrière dans la même voie fatale où il s’était perdu sur les pas de son maître. Malgré tout l’argent qu’il gagnait et toutes les glorioles de chaque jour, il ne fut jamais heureux : il lui a toujours manqué la conscience du cœur et celle du talent. Il avait trop bien le sentiment de ses fautes d’homme et de ses fautes de peintre ; il comprenait qu’il gaspillait en vaines étincelles le peu de feu sacré que le ciel avait allumé dans son ame aux beaux jours de sa jeunesse ; il pressentait que son œuvre périrait avec lui. Pour se distraire de ces désolantes idées il épuisa toutes les distractions. Sur la fin de sa vie, il se rapprocha un peu de la nature ;