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sécurité, et la seule pensée qu’il allait tenter le formidable passage où tant de voyageurs avaient été arrêtés et détroussés lui donnait le frisson de la peur. Le pauvre homme prit ses précautions comme s’il eût été certain de faire quelque mauvaise rencontre. Il se sépara de la grosse montre qui depuis vingt ans peut-être n’avait pas quitté son gousset, et il la cacha, ainsi que tout ce qu’il avait d’argent sur lui, dans le sac de foin où misé Brun appuyait ses pieds. Ensuite il passa bravement dans sa ceinture un grand couteau à gaîne, tout frais émoulu, et boutonna du haut en bas sa veste à la matelotte, ce qui était chez lui un signe manifeste de parti pris et de résolution.

Au soleil levant, les voyageurs entraient dans les montagnes de l’Esterel. Un tableau de la plus sombre magnificence s’offrit alors aux regards de misé Brun. Le chemin qu’elle allait suivre montait toujours en serpentant entre les collines confusément amoncelées autour de la montagne, qui est le point culminant de cette région sauvage. Au-dessous de cette rampe, les vallées formaient d’immenses gouffres de verdure au fond desquels s’écoulaient d’invisibles torrens et surgissaient des sources dont les ondes glacées arrosaient des prairies où aucun pâtre n’avait jamais conduit son troupeau. Ce paysage avait deux teintes uniformes et pures seulement, l’azur limpide du ciel et le vert foncé des bois, baignés par la rosée et les froides ombres du matin. Mais lorsque le soleil s’éleva sur l’horizon, les monts et les vallées se diaprèrent de plus vives nuances, et de légers nuages, voilant les profondeurs bleuâtres de l’éther, présagèrent une matinée tiède et nébuleuse. À mesure que les voyageurs avançaient, de plus fraîches émanations s’élevaient de la forêt et tempéraient l’haleine enflammée du vent, qui, après avoir passé sur les plages brûlantes du golfe de Fréjus, venait s’éteindre au fond des humides vallées de l’Esterel. Cette température suave, ces calmes perspectives, le silence et la paix de ces solitudes, jetaient l’ame de misé Brun dans un attendrissement mélancolique. Recueillie dans une muette contemplation, le cœur gonflé de langueur et d’amour, elle mêlait aux impressions présentes le souvenir des émotions passées, et amenait à travers ces poétiques paysages l’image de M. de Galtières. Pour Bruno Brun, il se souciait peu de regarder autour de lui, et restait enfoncé dans la carriole les yeux fermés, la tête penchée sur sa poitrine, comme un homme décidé à s’endormir bravement au milieu du danger.

La jeune femme descendit de la carriole et se mit à gravir légère-