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il lui fit bâtir, comme pour faire amende honorable, une espèce de temple, c’est-à-dire un cabinet d’histoire naturelle où Buffon a plus d’une fois étudié. À sa mort, ce cabinet fut vendu cent mille livres. Ce fut tout ce que Boucher laissa d’une grande fortune. C’était, disait-il, pour payer son enterrement.

Il ne cessait pas d’aller dans le monde. Mme Geoffrin, qui avait recueilli la société de Mme de Tencin, donnait deux dîners par semaine, le lundi aux artistes, le mercredi aux gens de lettres. Marmontel, qui ne dînait guère alors qu’à la condition de dîner en ville, était à table chez Mme Geoffrin le lundi et le mercredi. Dans ses mémoires, il passe en revue les convives ; il dit à propos des artistes : « Je n’avais pas de peine à m’apercevoir qu’avec de l’esprit naturel ils manquaient presque tous d’instruction et de culture. Le bon Carle Vanloo possédait à un haut degré tout le talent qu’un peintre peut avoir sans génie ; mais l’inspiration lui manquait, et, pour y suppléer, il avait fait peu de ces études qui élèvent l’ame et qui remplissent l’imagination de grands objets et de grandes pensées. Vernet, admirable dans l’art de peindre l’eau, l’air, la lumière et le jeu de ces élémens, avait tous les modèles de ces compositions très vivement présens à la pensée, mais hors de là, quoique assez gai, c’était un homme du commun. Latour avait de l’enthousiasme ; mais, le cerveau déjà brouillé de politique et de morale dont il croyait raisonner savamment, il se trouvait humilié lorsqu’on lui parlait peinture. S’il fit mon portrait, ce fut pour la complaisance avec laquelle je l’écoutais réglant les destins de l’Europe. Boucher avait du feu dans l’imagination, mais peu de vérité, encore moins de noblesse ; il n’avait pas vu les graces en bon lieu ; il peignait Vénus et la Vierge d’après les nymphes des coulisses, et son langage se ressentait, ainsi que ses tableaux, des mœurs de ses modèles et du ton de son atelier. »

Mme de Pompadour et Mme Dubarry aimaient le talent de Boucher. Quoi de plus naturel ? Ce talent ne semblait-il pas fait pour les peindre, ces reines de hasard ? N’étaient-ce pas encore deux de ces muses à qui il demandait ses inspirations ? N’avaient-elles pas la grace coquette, l’œil pervers et la bouche souriante qui faisaient le charme des femmes de Boucher ?

Il devint premier peintre du roi à la mort de Carle Vanloo ; il fut élevé à cette dignité sans surprendre personne. On ne s’étonnait de rien alors que Mme Dubarry était assise sur le trône de Blanche de Castille. D’ailleurs, tel roi, tel peintre. Louis XIV et Lebrun, Louis XV et Boucher n’avaient-ils pas la même majesté ?