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LA PEINTURE SOUS LOUIS XV.

De toute cette génération couronnée de roses fanées, Boucher mourut le premier, au printemps de 1770, le pinceau à la main, quoiqu’il fût malade depuis long-temps. Il était seul dans son atelier ; un de ses élèves voulut entrer : « N’entrez pas, » dit Boucher, qui peut-être se sentait mourir. L’élève referma la porte et s’éloigna. Une heure après, on trouva le peintre François Boucher expirant devant un tableau de Vénus à sa toilette.

Il donna le branle : tous les peintres galans, tous les abbés galans, tous les poètes galans, le suivirent bientôt chez les morts, le roi de France à leur tête, appuyé sur son lecteur ordinaire, Moncrif, qui ne lui avait jamais rien lu, et sur son fameux bibliothécaire, Gentil-Bernard, qui ne feuilletait que les jupes de l’Opéra. J’aime à me représenter ce tableau moitié funèbre et moitié bouffon de tous ces hommes d’esprit qui partaient gaiement, mais qui s’obstinaient à dire un bon mot avant de mourir, pour mourir comme ils avaient vécu. En peu d’années, on vit descendre dans la tombe tout ce qui avait été l’esprit, la joie, l’ivresse, la folie du XVIIIe siècle. Sans parler de Mme de Pompadour, de Boucher, de Louis XV et des comédiennes célèbres, comme Mme Favart et Mlle Gaussin, ne voit-on pas dans le lugubre cortége Crébillon et ses contes libertins, Marivaux et ses fines comédies, l’abbé Prévost et sa chère Manon, Panard et ses vaudevilles, Piron et ses saillies, Dorat et ses madrigaux, l’abbé de Voisenon et les enfans de Favard, son œuvre la plus certaine ? Qui encore ? Rameau, Helvétius, Duclos, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau ; est-ce assez ? Que va-t-il donc rester pour finir le siècle ? Il restera la reine Marie-Antoinette, qui a aussi vécu de cette folle vie, qui a souri comme les femmes de Boucher, qui sera punie pour tout ce beau monde, qui mourra sur la guillotine, autre calvaire, entre une fille de joie, Mme Dubarry, et un hideux roi de la populace, Hébert, qui mourra avec la dignité du Christ, couronnée de cheveux blanchis durant une nuit d’héroïque pénitence.

IV.

Cette histoire de Boucher a sa logique, la vie du peintre concorde avec son œuvre ; il n’y a pas plus de vérité dans cette passion que dans cette peinture : il faut pourtant prendre l’une et l’autre comme l’expression d’une époque. C’est par là, d’ailleurs, que Boucher a survécu ; il a cela pour lui qu’il fut bien de son temps, qu’il nous en