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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/965

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MISÉ BRUN.

logis de l’Esterel avant le jour, et elle comprit les dernières paroles de la petite servante. Elle se rappela en frissonnant ce qu’elle avait vu, lorsque, prête à repartir, elle avait encore une fois tourné ses regards vers ces lieux funestes. Au milieu de ces angoisses, elle remerciait pourtant le ciel, qui permettait qu’on imputât le meurtre de Nieuselle aux bandits embusqués dans les défilés de l’Esterel.

Ces affreux souvenirs s’affaiblirent enfin. La jeune femme tomba dans une sorte d’engourdissement moral qui ressemblait au repos. Un jour que le père Théotiste l’interrogeait, inquiet de l’anéantissement où il la voyait, elle lui répondit doucement : — Il me semble que je suis tranquille, mon père ; mais je n’ose regarder au dedans de moi-même, ni réfléchir sur ma situation. J’ai peur de toucher à mon mal… Pourtant il faudra que j’aie le courage de vous parler un jour.

— Quand vous le pourrez sans peine et sans effort, ma chère fille, répondit le bon moine.

Mais après cette période d’affaissement, les facultés de la jeune femme se réveillèrent plus puissantes ; les passions fougueuses et rebelles recommencèrent à gronder dans son cœur, et elle s’abandonna, dans le secret de son ame et de sa pensée, aux ardeurs qui la dévoraient. Il y avait une heure dans la journée où l’horrible contrainte que lui imposait son entourage cessait pendant quelques instans ; c’était l’heure à laquelle misé Marianne passait dans la boutique pour aider Bruno Brun à arranger l’étalage. Alors elle tirait furtivement, de l’endroit où elle le tenait caché, le médaillon de M. de Galtières, et le contemplait en versant des larmes silencieuses. Ce portrait rendait admirablement les traits frappans de l’original. Le front haut et légèrement fuyant avait un caractère singulier de courage et d’audace. Déjà les rides qu’une pensée inquiète semblait y avoir laissées creusaient entre les sourcils deux traits ineffaçables. Le nez était finement accusé, et les lèvres, minces et vermeilles, ressortaient comme une ligne de carmin sur les tons pâles et mats de la peau. Ce front hautain, ce teint bilieux, cette bouche dont les commissures s’abaissaient effacées, auraient décelé une nature violente, impitoyable, si l’expression n’en eût été tempérée par un de ces contrastes qui mettent en défaut la physiognomonie et défient la science des plus habiles disciples de Lavater : les plus beaux yeux s’ouvraient sous ce front austère, le plus doux regard éclairait ce sombre visage. L’orbite, très saillant, était couronné de blonds sourcils ; la paupière, large et mollement prononcée, comme dans le