Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/966

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
960
REVUE DES DEUX MONDES.

portrait de la Joconde, était bordée de longs cils, et les yeux, d’un noir de velours, avaient l’expression d’exquise finesse, de riante sérénité qu’on trouve aux yeux divins de Mona Lisa.

Misé Brun adora cette image avec les mystiques transports d’une ame pure et exaltée. Elle s’abandonna au vain et dangereux bonheur d’aimer pour le seul bonheur d’aimer, et bientôt elle retomba dans les abîmes de l’abattement et du désespoir. Sa chimère ne lui suffisait plus ; elle avait horreur de l’existence immobile et murée qu’elle était venue reprendre pour toujours ; elle faillit intérieurement à toutes ses résolutions : un jour enfin, elle regretta de n’avoir pas suivi M. de Galtières. Quand elle en fut venue là, elle n’osa déclarer au père Théotiste de quels sentimens, de quelles pensées elle était coupable, et, séduite peut-être par quelque espérance éloignée, elle dissimula ses douleurs et attendit vaguement sa délivrance.

Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi. L’hiver passa, la belle saison revint et ramena l’époque des cérémonies qui attiraient de si loin les étrangers dans la ville d’Aix. Misé Brun vit approcher la veille de la Fête-Dieu avec des agitations inexprimables ; tantôt elle avait le pressentiment que M. de Galtières ne manquerait pas à cette espèce de rendez-vous, tantôt elle se figurait qu’il avait cédé à ses conseils et quitté le royaume. D’abord elle avait cru fermement qu’il viendrait, mais à mesure que le temps avançait, elle sentait sa conviction et son espérance faiblir. La veille de la Fête-Dieu, à l’heure où les trompettes qui précédaient la cavalcade se firent entendre, lorsque Bruno Brun cria à la porte de l’arrière-boutique qu’il était temps de sortir, la jeune femme s’avança, calme, comme impassible, et prit place entre la tante Marianne et Madeloun. Elle ne comptait plus que M. de Galtières vînt, comme l’année précédente, se mêler à la foule qui se pressait dans la rue des Orfèvres. Pourtant, lorsqu’elle leva les yeux, elle l’aperçut à la lueur des torches. Il était là, debout au même endroit que l’année précédente et les yeux fixés sur elle. Quand leurs regards se rencontrèrent, il sourit faiblement et mit une main sur sa poitrine, comme pour attester que chaque fois qu’elle se montrerait ainsi, elle le retrouverait à la même place. Misé Brun imita machinalement ce geste, cette muette promesse ; puis elle baissa la tête, et ses mains retombèrent inertes sur ses genoux.

— Qu’est-ce que vous faites donc ? dit brusquement la tante Marianne ; vous avez l’air de l’effarée de Figanières, qui prenait le chapeau de saint Christophe pour le clocher de son village. Tenez-vous tranquille et regardez la cavalcade.