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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/967

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MISÉ BRUN.

Dix minutes après, le cortége disparaissait au fond de la rue, et Bruno Brun se levait en disant avec un soupir d’admiration et de regret : — C’est fini pour jusqu’à l’an prochain ; rentrons, ma femme.

— Dans un an ! murmura misé Brun en repassant le seuil de sa maison.

Quelques mois s’écoulèrent encore. La jeune femme, triste, agitée, le cœur dévoré d’amour, sentait passer avec une morne lenteur chaque jour, chaque heure de sa vie. Pourtant rien dans sa manière d’être ne décelait les secrets désordres de son ame. Elle était impérieusement gouvernée par les habitudes de son intérieur, et parcourait, sans témoigner ni fatigue ni dégoût, le cercle étroit des occupations domestiques. On la voyait toujours calme, soumise, assidue au travail, et lorsqu’elle s’asseyait, le matin, devant la fenêtre de l’arrière-boutique, pour recommencer la tâche accoutumée, misé Marianne elle-même lui trouvait un visage tranquille et ne s’apercevait pas qu’elle avait passé la nuit dans l’insomnie et dans les larmes.

Un dimanche, l’orfèvre, qui était sorti dès le matin, rentra radieux : — Je vous annonce une grande nouvelle, s’écria-t-il ; l’assassin du marquis de Nieuselle est arrêté !

— J’en suis bien aise, dit tranquillement la tante Marianne.

Misé Brun releva la tête et regarda son mari fixement, en remuant les lèvres comme si elle parlait, mais sans faire entendre aucun son. Il y avait dans ce regard, dans ce mouvement muet de la bouche, une telle expression de désespoir et d’horreur, que l’orfèvre en fut effrayé.

— Eh bien ! eh bien ! s’écria-t-il, est-ce que tu n’es pas contente qu’on ait arrêté Gaspard de Besse ?

À ce mot, qui la rassurait tout à coup si complètement, misé Brun ne put dominer la violence de son émotion, et, cachant son visage dans ses mains, elle fondit en larmes. La tante Marianne arrêta sur elle son regard clignottant, et dit à l’orfèvre, qui se taisait tout étonné de l’effet que produisaient ses paroles : — Bruno, j’ai dans l’idée qu’on regrette ici ce mauvais sujet qui s’appelait de son vivant le marquis de Nieuselle.

— Je n’ai guère souci d’un galant qui est à trois pieds sous terre, répliqua-t-il en haussant les épaules.

Misé Brun, revenue déjà de son premier mouvement, essuya ses yeux, et dit avec douceur à la vieille fille : — Dieu nous garde de mal parler des morts !

— Toute la ville est en émoi, reprit Bruno Brun, les rues sont