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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

nion : l’opinion fut bientôt pour lui. En juin 1789 parut un premier écrit sur la Liberté des Théâtres, où les censeurs étaient traités « d’agens subalternes et sans talens, d’eunuques dont le seul plaisir est d’en faire d’autres. » Cela allait droit à Suard. Un mois après vint la Dénonciation des Inquisiteurs de la Pensée. Suard cette fois était désigné nommément ; on lui disait que son lit de Procuste ne convenait qu’aux nains, que les aigles se lassaient d’être gouvernés par les dindons, et qu’il faisait un métier indigne d’un homme délicat. Piqué au vif, le censeur royal n’y tint plus ; mais, fort peureux pour son titre officiel et plus peureux encore pour sa vanité, il n’osa lancer sa réponse, dans le Journal de Paris[1], que sous le couvert de l’anonyme. L’auteur de Charles IX était déchiré ou plutôt égratigné avec détour et non sans malice. L’hypothèse d’un poète « qui aurait eu des prétentions fortes avec des moyens faibles, » l’insinuation contre les gens médiocres qui voulaient exterminer l’aristocratie de l’esprit, le mot surtout sur les auteurs à qui ne répugnaient pas les applaudissemens de la Grève, mirent au vif l’amour-propre de Chénier. Chénier bondit et riposta à ces petits coups de griffes déguisés et perfides par une plaisanterie cruelle : une lettre, une parodie, parut sous le nom même de Suard[2], où Suard était vilipendé avec une verve amère, avec une ironie âcre et pénétrante. Marie-Joseph faisait dire par le censeur royal à l’anonyme du Journal de Paris (qui n’était autre que lui-même) : « Si vous pouviez aussi bien cacher vos oreilles, vous seriez sûr d’être parfaitement inconnu. » Suard se le tint pour dit et se tut. Bientôt la marche des choses donna gain de cause à Chénier.

Aussi cette escrime d’auteurs, cette guerre de plume, cessèrent-elles bientôt ; des journaux l’affaire passait aux clubs et à la rue. Dans l’universel enthousiasme d’alors, dans cet enivrement de liberté qui enflammait tous les esprits, la moindre résistance du pouvoir faisait ombrage. La destinée de Charles IX se trouva bientôt liée à la destinée de la révolution, et la question que soulevait cette pièce fut regardée comme une affaire d’intérêt général. Charles IX eut son prologue ; mais ce fut le parterre qui le joua.

La première manifestation de la foule en faveur de la pièce retardée

  1. Elle est réimprimée dans ses Mélanges, t. IV, p. 309.
  2. Elle a pour titre : À messieurs Les Parisiens sur la tragédie de Charles IX, par M. Suard, de l’Académie française. On ne l’a reproduite dans aucune des éditions de Chénier. M. Ravenel, à qui toutes ces curiosités bibliographiques sont familières, et qui sait ne pas être avare de son ingénieuse érudition, a donné une réimpression de cette pièce.