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hollandais, M. Zuylinchem, a sauté par-dessus cette phrase décisive : « J’ajoute à cette comédie l’épithète de héroïque, pour satisfaire aucunement à la dignité de ses personnages qui pourrait sembler profanée par la bassesse d’un titre que jamais on n’a appliqué si haut. » Ces paroles sont suivies de quelques lignes qui m’ont paru bonnes à relever, en ce qu’elles montrent que Corneille, malgré la gêne presque continuelle où il a vécu, prenait fort galamment son parti de la contre-façon qui se faisait de ses œuvres en Hollande. « … Mais après tout, monsieur, continue-t-il, ce n’est là qu’un intérim, jusqu’à ce que vous m’ayez appris comme j’ai dû l’intituler. Je ne vous l’adresse que pour vous l’abandonner entièrement et si vos Elzeviers se saisissent de ce poème, comme ils ont fait de quelques-uns des miens qui l’ont précédé, ils peuvent le faire voir à vos Provinces sous le titre que vous lui jugerez plus convenable… » Mais nous voici bien loin de notre propos ; revenons.

Le rôle d’Isabelle, si peu remarqué, si peu connu même jusqu’à présent, a été tracé par Corneille avec une grace et une délicatesse infinies. On conçoit que Mlle Rachel ait été tentée d’exprimer, avec la justesse et la perfection de nuances qu’on lui connaît, la succession si harmonieuse des sentimens qui agitent cette belle personne, tantôt fière et haute comme une Castillane et une reine, tantôt enjouée et moqueuse comme une jeune fille, tantôt timide et troublée comme une femme qui se craint elle-même. Toutes ces nuances si fines, le génie de Corneille les a devinées et indiquées en traits que l’on pourrait parfois désirer plus éclatans et plus profonds, mais qui ne sauraient être ni plus délicats, ni plus justes. Nous ne croyons pas, par exemple, qu’il fût possible d’exprimer d’une manière plus heureuse que l’auteur n’a fait dans les vers suivans cette mélancolie particulière aux jeunes reines :

Que c’est un sort fâcheux et triste que le nôtre,
De ne pouvoir régner que sous les lois d’un autre,
Et qu’un sceptre soit cru d’un si grand poids pour nous,
Que pour le soutenir il nous faille un époux !
À peine ai-je, deux mois, porté le diadème,
Que de tous les côtés j’entends dire qu’on m’aime ;
Si, toutefois, sans crainte et sans m’en indigner,
Je puis nommer amour une ardeur de régner.
L’ambition des grands, à cet espoir ouverte,
Semble pour m’acquérir s’apprêter à ma perte ;