Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/559

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
553
REVUE. — CHRONIQUE.

N’est-ce point par le Margitès qu’Homère avait tiré vengeance d’un ennemi ? La perte d’un pareil poème est bien regrettable, plus regrettable peut-être que s’il s’agissait d’un monument étendu et important, mais qui du moins aurait des analogues connus. Je le demande, qui n’eût aimé à voir Achille furieux sortir ainsi de sa tente ? Ce caractère individuel, et en quelque sorte vindicatif, fut également celui des iambes d’Archiloque et d’Hipponax : là aussi, la poésie devint une arme pour la rancune, une arme terrible. Trois criminels du temps de Dante, que ce sublime satirique (on peut lui donner ce nom) avait rangés, quoique vivans, entre les suppliciés de l’enfer, ne tardèrent pas, dit-on, à être saisis de peur, à mourir en proie aux remords. Eh bien, les vers vengeurs d’Archiloque atteignaient le coupable encore plus avant : qui ne sait que Lycambe, le père de la maîtresse du poète, se tua de honte après les avoir lus !

Les silles de la littérature alexandrine, parodies de vers et de scènes classiques dirigées surtout contre les philosophes, eurent ce même cachet de personnalité blessante. Combien on est loin cependant des vives inspirations d’Archiloque ! Cette fois, ce n’est plus que la satire érudite, et celle-là ne tue personne. Déjà Aristophane, surtout dans les Grenouilles, avait eu recours à cette charge bouffonne de certains passages célèbres, de certains lambeaux des poètes en renom ; mais, chez le profond railleur, ces capricieuses boutades, dirigées contre Euripide, cachaient une intention critique, une ironie littéraire. Les arrangeurs de silles, au contraire, en détournant la parodie des vers de l’auteur même des vers, en traçant péniblement avec des centons d’Homère le portrait grotesque des rhéteurs d’école, se privèrent forcément de toute spontanéité moqueuse, de toute verve caustique. Quelque secondaire que paraisse un genre aussi puéril, il suffit cependant à témoigner de la présence de l’élément satirique dans la décadence de la poésie grecque. Du reste, il n’y suffirait pas, qu’on n’aurait qu’à rappeler Ménippe-le-Cynique ; quoique rien ne soit venu jusqu’à nous de ses écrits, c’est à lui cependant que revient la gloire d’avoir qualifié de son nom ces ingénieux mélanges de prose et de vers railleurs, ces charmantes ménippées que Varron transporta depuis à Rome, et qui devaient, bien des siècles après, donner et presque laisser leur titre à l’un des premiers chefs-d’œuvre de la littérature française. Mais c’est dans Lucien que la Grèce devait trouver, avec le dernier de ses grands prosateurs, le premier de ses satiriques. Chez ce génie net et facile, chez cette imagination tournée à la malice et au doute, la satire prit un caractère général, une portée, qu’elle n’avait pas eus jusque-là. Lucien ne fait pas seulement grimacer des ridicules, c’est à la société elle-même, aux institutions, aux idées, aux croyances, que remonte sa plaisanterie cruelle et enjouée. Méfiez-vous de cette épée de baladin, elle est perfide ; elle atteint le parasite qui se repaît au bout de la table, aussi bien que le stoïcien qui se drape dans son manteau troué, la courtisane couronnée de fleurs qui répand le vin de Cos sur un lit d’ivoire, aussi bien que ces dieux ivres qui chancellent sur les escabeaux vieillis de l’Olympe. C’est une cri-