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principale portait qu’en faisant retirer de la banque, pour des motifs d’intérêt privé, des sommes à lui remises en sa qualité de trésorier de la marine et déposées à son compte dans cet établissement, il s’était rendu coupable d’une grave violation de la loi et de ses devoirs. Pitt, dans un discours très étudié et très développé, s’efforça moins de justifier complètement le premier lord de l’amirauté que d’ôter à l’acte qui lui était reproché le caractère de la criminalité positive ; il présenta cet acte comme une simple irrégularité dont les circonstances mêmes avaient besoin d’être éclaircies. Il demanda, à titre d’amendement, la formation d’un nouveau comité chargé d’examiner le rapport de la commission, et de présenter à la chambre les élémens d’une décision qui aurait ainsi été ajournée. Cet amendement fut combattu, non-seulement par tous les membres principaux de l’opposition, mais encore par Wilberforce qui, convaincu dans sa conscience de la culpabilité de lord Melville, imposa douloureusement silence à ses penchans personnels, à son amitié pour Pitt, et entraîna bien des suffrages indécis. Lord Melville, habilement, mais faiblement défendu, parce que sa cause était au moins équivoque, fut attaqué avec toute la violence de l’esprit de parti. Les orateurs de l’opposition, Fox lui-même, moins généreux cette fois qu’il n’appartenait à sa noble nature, ne surent pas garder dans leur langage cette gravité, cette mesure si nécessaires pour donner quelque dignité au rôle d’accusateur public ; ils parurent se livrer avec délices au plaisir de déshonorer un ennemi politique, vengeance non moins cruelle dans l’état de nos mœurs sociales, et peut-être plus odieuse en elle-même que les meurtres et les supplices d’une autre époque. Lorsqu’on alla enfin aux voix sur l’amendement de Pitt, les suffrages se trouvèrent partagés d’une manière absolument égale : c’était à l’orateur de la chambre qu’il appartenait de former la majorité par l’expression de son vote. Tous les regards étaient tournés vers lui. Sa pâleur, son émotion visible indiquaient assez ce qui se passait dans son ame. Après quelques momens d’un silence plein d’anxiété, il se prononça contre l’amendement que Pitt avait proposé et qui fut ainsi rejeté. C’était la condamnation implicite, mais non équivoque, de lord Melville. L’opposition, en entendant proclamer sa victoire, ne put contenir les bruyantes manifestations d’une joie vraiment scandaleuse dans une telle conjoncture. Pitt fut accablé, on vit des larmes couler de ses yeux, et il sortit brusquement de la salle entouré de quelques amis qui se pressaient autour de lui pour soustraire le spectacle de sa douleur à l’insultante curiosité d’adversaires peu généreux.