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qui bientôt apprit à manier la hache avec une certaine adresse. Nous le traitions bien, parce qu’avec cette race-là on ne gagne rien à se montrer trop sévère. Quand il travaillait à creuser des pirogues que nous allions vendre à Saint-Pierre, je le regardais, je l’aidais même quelquefois ; il me taillait des petits bateaux que je faisais flotter sur la rivière, en y mettant des plumes au lieu de voiles. Je l’avais pris en affection, mais mon père se montrait défiant à son égard ; un jour même il me dit :

— Ton Malgache nous jouera un tour ; je n’aime pas sa figure, il ressemble trop à Quinola !

— Quinola, c’était un noir de Madagascar qui avait disparu depuis long-temps. Les uns disaient qu’il avait péri dans les mornes, d’autres affirmaient qu’il dirigeait les bandes de marrons, dont le nombre ne diminuait guère malgré les battues qu’on faisait fréquemment.


II.

Dans ces temps-là, messieurs, continua Maurice, il y aurait eu quelque danger à courir les bois comme nous faisons aujourd’hui pour cueillir des plantes. Les nègres fugitifs occupaient les hauteurs que nous appelons ici des plaines : ce sont des plateaux plus ou moins élevés, cachés entre des montagnes à pic ; des espaces unis, défendus par des ravins, entourés de précipices abruptes qui ressemblent aux fossés d’une citadelle. Il n’était pas impossible de pénétrer jusqu’à ces régions perdues en remontant le lit des rivières ; mais outre que ce chemin est impraticable pendant la saison des pluies, les arbres déracinés, les rocs entraînés par les eaux, les lianes qui pendent de chaque côté, les plantes épineuses qui tapissent les bords du ravin, ne permettent guère à un homme armé de courir lestement à l’assaut de ces places fortes. On savait bien à peu près où nichaient les noirs marrons ; quelquefois, le soir, leurs feux brillaient là-haut comme des étoiles, car le froid les faisait souffrir. Quand la faim les pressait, ils descendaient brusquement dans les vallées par une nuit bien sombre, pillaient les jardins, incendiaient et détruisaient en quelques heures les récoltes d’une année : l’alarme se répandait vite, on s’armait ; mais où courir ? Les maraudeurs, frottés d’huile de coco, échappaient à la main qui voulait les saisir, et quand on revenait de ce premier moment de surprise, les brigands étaient bien loin ; ils avaient eu le temps de se mettre en lieu de sûreté, d’emporter leur butin. Quelquefois ils se répandaient isolément à travers les habitations,