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rendre invisible ; ils l’appelaient le grand Ombia, le grand-prêtre. Ce qu’il y avait de certain, c’est que si on se moquait dans les villes de ceux qui croyaient Quinola vivant, dans les villages on le prenait plus au sérieux, et son nom faisait trembler les enfants.

Quant à moi, je pensais bien qu’il pouvait vivre dans la montagne sans jamais se montrer, et qu’il était trop rusé pour indiquer à d’autres marrons le lieu de sa retraite ; malgré cela, je ne pouvais tout à fait vaincre la terreur que la pensée de cet homme, c’est-à-dire de ce noir, m’inspirait dans mon enfance : j’avais plus de raisons qu’un autre de n’être pas trop rassuré. Une fois, étant allé seul cueillir des jamroses à une assez grande distance de la maison, j’aperçus derrière moi un vieux nègre malgache, aux cheveux tout blancs. Vous concevez, messieurs, qu’en le voyant, la peur me prit, et je voulus me sauver ; mais il m’arrêta en me barrant le chemin et me dit :

« Maurice, vous avez chez vous un bon noir, un honnête travailleur ; quand il saura bien son métier, je lui montrerai quelque part un bel arbre qu’il aura plaisir à tailler ! » Et là-dessus, il s’enfonça dans le bois. De retour à la maison, je n’osai jamais parler à mon père de cette vision qui me tourmentait, il se serait moqué de moi, et comme il m’aurait grondé si je l’avais dit à d’autres, je gardai mon secret.


III.

Après avoir dormi quelques heures, les noirs qui nous accompagnaient s’étaient mis à rallumer le feu ; ils s’en rapprochaient toujours un peu davantage, au point qu’on eût pu croire qu’ils allaient se rôtir. Accroupis sur leurs talons, les coudes sur les genoux, les mains ouvertes devant les flammes, ils se torréfiaient avec une délectation qui nous est inconnue, à nous autres gens du nord. Au milieu de ses immenses forêts, le sauvage de l’Amérique septentrionale grelotte devant quelques tisons qui donnent moins de flammes que de fumée ; l’Hindou, débilité par son climat trop énervant, demande grâce au dieu du jour et divinise ses rivières ; l’Africain s’épanouit à cette température brûlante, appropriée à sa nature comme le soleil tropical qui l’enivre et l’exalte.

Je me rappelais donc cette rencontre, continua Maurice, et je me promettais de bien regarder si je découvrirai le vieux noir à cheveux blancs que je ne connaissais point, et qui m’avait appelé si familièrement par mon nom. Pendant que nous étions tous arrêtés dans