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les rochers, l’envie me prenait de raconter ce que j’avais vu ; mais la crainte de n’être point écouté m’arrêtait aussitôt. Les anciens, qui sont assez sujets à mentir, s’imaginent toujours que les jeunes veulent leur en faire accroire, et puis on n’aime pas passer pour un poltron, tout simplement parce qu’on a eu le malheur de voir quelque chose de plus que les autres. Ces réflexions-là se croisaient dans ma tête, et bien d’autres encore, car on ne réfléchit jamais si bien que quand on est un peu las. Tenez, messieurs, couchez-vous dans la forêt ; les oiseaux et les insectes se remettent à chanter et à bourdonner de plus belle ; reprenez votre marche, ils se taisent et disparaissent. Ainsi font les idées qui assiégent le cerveau quand les jambes s’arrêtent ; dès qu’on recommence à courir, tout cela s’envole ! Après quelques instants de halte, nous entendîmes un caillou retentir sur les pierres du ravin, et quand il tomba, après avoir long-temps ricoché dans le torrent qui roulait à nos pieds, nous étions debout. Chacun se prépara à gravir la rampe de son côté ; pour cela, il faut s’accrocher aux lianes, poser le genou sur une pointe de rocher, se soutenir du coude à de vieilles racines vermoulues qui se brisent souvent, et on se sent glisser. Dans ces moments là, on se rattrape à tout, à des épines, à des ronces qui déchirent les mains et les mettent en sang ; on s’écorche les pieds, on se frotte le visage sur une terre humide, on fait rouler sous soi toute une avalanche de petites pierres qui se détachent du sol et tombent avec bruit jusqu’au fond du précipice ; enfin on s’arrête dans sa chute sur quelque tronc d’arbre plus solide, on reprend haleine et on s’assure qu’on a reculé d’une vingtaine de toises.

— À ce train-là, on se trouve au bout de quelques heures précisément au fond du ravin, dit le docteur.

— Et quand on veut descendre, on est tout aussi embarrassé, reprit le créole ; mais, à force de chercher, on découvre quelque sentier moins impraticable ; on rampe, on avance doucement, en retenant son haleine, sans regarder derrière soi, les yeux fixés sur le sommet qui semble reculer toujours, car les montagnes sont en général dix fois plus élevées qu’elles ne le paraissent. Il y a bien des choses dans la vie qui fuient et s’éloignent quand on croit les tenir. Aussi, quand on a de l’âge, on va plus doucement, parce qu’on sait qu’il faut aller long-temps ; mais j’étais jeune alors, et je brûlais d’impatience d’arriver là-haut. Ennuyé de lutter contre une rampe aussi inabordable, je filai un peu à droite, en tournant à travers des petits chemins sans doute tracés par les chèvres. Je me mis à courir, à sauter ; je ne me sentais plus. Tout à coup